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La Gauche. Le désespoir et l'espoir

Entretien avec Jean-Paul Sartre

Propos recueillis par Catherine Clément

 

In: Le Matin, 10/11 novembre 1979, S. 3-5

 

Il est, aujourd’hui, l’une des plus grandes figures de notre temps. Par l’immensité de son œuvre, sa fécondité inépuisable, la force d’une pensée qui, on va le voir, ne s’est jamais démentie. Mais aussi par l’engagement moral et politique d’un homme qui, d’un bout à l’autre de sa vie, n’a cessé de prendre position, payant de sa personne, ne laissant rien passer des problèmes les plus cruels de notre époque. Récemment encore, à propos des « boat people », il s’est courageusement impliqué, l’un des premiers. Sartre est celui qui ne renie pas, ne renie rien de ce qu’il a pensé. Celui qui tient bon.

Il a été frappé d’une quasi-cécité, il y a maintenant plusieurs années. Ce fut dur, de ne plus pouvoir écrire : jamais nous n’aurons en main le deuxième tome de l’Être et le Néant, le deuxième tome de Critique de la raison dialectique, et surtout, son grand regret, la fin de l’Idiot de la famille, cette géniale analyse de Flaubert. Ce fut dur, mais Sartre va bien. Il travaille avec Pierre Victor à un livre important ; peut-être enfin, sous une forme ou une autre, ce fameux traité de morale en latence dans toutes ses œuvres. Il pense avec fermeté, présent à l’interlocuteur qu’il écoute avec une attention différente, celle d’un homme qui s’est, avec la ténacité qu’on lui connaît, habitué à ne plus voir le monde.

Il nous a reçus dans le petit appartement où il vit, seul, quelque part au pied de la tour Montparnasse. Un grand bureau de bois sombre, une bibliothèque où Rousseau voisine avec Harry Dickson, quelques fauteuils, et le magnétophone à portée de la main. Il se repère avec naturel, amicalement veillé par le téléphone, qui sonne, de temps à autre, témoignant de la présence constante de ceux qui l’aiment.

Il est, à tout instant, l’expression d’une générosité dont nous avons besoin. D’une sincérité dont nous avons perdu l’habitude. D’une franchise totale, sur tout : rien ne reste dans l’ombre. Rien, pas même, lorsqu’on lui en parle, son amour pour Simone de Beauvoir, dont il parle en s’illuminant, car, dit-il, « c’est cela qui a fait ma vie ». Oui, Jean-Paul Sartre va bien : mieux que beaucoup d’entre nous. Et l’analyse qu’il fait du désespoir contemporain n’est pas privée d’espoir : au contraire. Tout ce qu’il est possible aujourd’hui de penser du côté de l’espoir, malgré la terrible lucidité dont il fait montre, s’y trouve. C’est avant tout une leçon de morale : il est vrai qu’il n’y a jamais failli.

JEAN-PAUL SARTRE. – Vous m’aviez dit que vous vouliez parler avec moi du désespoir qui atteint les gens aujourd’hui, c’est cela ?

LE MATIN. – Oui ; si l’on veut situer le cadre de cette question, en prenant des étapes très larges, on peut penser successivement à la défaite de la gauche aux élections de 1978 – qui ne vous a pas surpris, mais qui a surpris beaucoup de ceux qui y croyaient ; puis l’évolution du Vietnam, du Cambodge et en général du Sud-Est asiatique ; et, pour finir, plus récemment, comme symbole, la mort de Pierre Goldman. Il a dû, souvent, vous arriver de vous trouver pris dans des situations aussi noires …

Oui, mais pas dans des situations pareilles. Il y a eu des moments, entre 1935 et 1979, où on a senti que la gauche était perdue, et puis, en fait, elle ne l’était pas. Ce qu’il y a de particulier cette fois-ci, c’est qu’il s’agit réellement d’une perte, pas d’une défaite : c’est-à-dire que ce qu’on appelle la gauche est battu, se rejette en arrière et commence à ne plus exister. Il y a des militants encore, qui ne voient que ce pour quoi ils militent, rien de plus, et qui ne considèrent pas le reste. À vrai dire, on sent là quelque chose de très important : les partis sont des réalités de droite, et la gauche devrait être faite de mouvements de masse, et pas de partis.

Les partis en eux-mêmes, comme structure ?

Structure, c’est cela. Structure, qui consiste à dominer les adhérents sous un certain nombre de rubriques, et à diriger l’ensemble par un groupe d’individus constitué en comité général et en direction de parti : ça, c’est une manœuvre qui est absolument contraire à ce qu’est la gauche.

Mais cela, vous l’avez toujours dit ?

Je l’ai toujours dit, mais je le constate encore plus à présent. Ce qui manque à l’heure qu’il est, ce sont des mouvements de masse qui ne soient pas des mouvements de parti. Et je ne veux pas parler ici de spontanéité ; non, je veux parler de l’ensemble des actions et réactions, et raisonnements, qui se font dans la masse comme un mouvement de méditation de la masse, ce qu’elle a presque toujours fait, et qui se manifestent de la masse, ce qu’elle a presque toujours fait, et qui se manifestent ensuite par une volonté collective. C’est tout à fait le contraire d’une volonté imposée du dehors par un comité central et une direction de parti. Eh bien, cela , justement, cela a été la gauche : des masses en mouvement, des décisions collectives venant ensuite, un rapport de production de la masse aux personnes et des personnes à la masse, la liberté des groupes et des individus, c’était la gauche.

Quand avons-nous connu cela, précisément ?

Justement, je pensais à 1935-1939 ; et on a lus précisément commencé par une défaite !

Voilà qui est encourageant !

C’était encourageant à ce moment-là. Mais c’était vécu de façon très différente. Il y avait deux forces en présence : la force de droite, et la force e gauche, pas encore unie d’ailleurs, qui s’est unie peu à peu à ce moment-là. Elle a essayé de reprendre le temps et les moyens de l’action perdue, et elle s’est élevée petit à petit jusqu’à une totalité de militants et de personnes sympathisantes qui pouvait alors dicter sa volonté aux hommes de droite. La gauche a été battue au temps de Doumer, elle est tombée, et lentement elle s’est redressée, redressée sur les poignets, puis à genoux, puis elle s’est mise debout et enfin elle a gagné les élections de 1936 … Ça, c’est ce qui n’existe absolument pas actuellement. Si vous voulez, on est, à l’extrême rigueur, dans la période où l’on est par terre, mais sans prévision, sans possibilité d’un avenir. Car ce qui manque à la gauche, c’est d’abord la force.

 

1968 ou la brève victoire

À part 1936, existe-t-il d’autres références ? Diriez-vous la même chose de Mai 68, ou de l’élection présidentielle de 1974 ?

C’est plutôt 1936. 1968, c’est encore autre chose. 1968, c’était une gauche triomphante, mais sûre d’être vaincue pour finir. Parce qu’en vérité, il y avait surtout une révolte des étudiants et des universitaires, et la suite, les grèves et les occupations d’usine, c’est venu après, sans programme, avec des revendications mal étudiées : parce que les ouvriers n’avaient pas l’habitude de suivre les étudiants, et ne l‘ont pas fait non plus. Ils l’ont fait un tout petit peu quand même parce que le mouvement de 68 les avait intéressés, mails ils étaient en grande majorité hostiles au mouvement étudiant – voyez Renault [S. 4] – et il n’y a pas eu, sauf en certains endroits, de vrai mélange. Sauf exception : il y a eu en particulier, au théâtre de l’Odéon, des prolétaires qui sont venus et qui ont parlé. Il y avait quelque chose d’un peu risible, c’était comme un fossé de respect, hein ? c’était le « camarade ouvrier » qui daignait venir parler. Mais enfin cela avait un côté sympathique.

1968, ça a été une brève victoire, suivie d’une défaite. Et ce qui s’est passé à partir de 1969, c’est la reprise en main par un ministère bourgeois, c’est la disparition des quelques membres des partis de gauche, comme Mitterrand par exemple, qui avaient un moment songé à prendre le contrôle de cette petite révolution. C’est le maintien de certains petits groupes de gauche, la Gauche prolétarienne, mouvement maoïste dirigé par Pierre Victor, qui s’est encore battu jusque vers 1974, qui a publié un journal, la Cause du Peuple, jusqu’en 1973, qui a fondé Libération, qui a fait beaucoup d’actions dans les usines, dans les administrations, dans les mouvements ouvriers, et qui était constitué par des jeunes, en général des étudiants et de jeunes ouvriers. Et ce mouvement, que j’ai beaucoup apprécié en son temps, essayait de redonner les bases d’une gauche nouvelle. Il était pourchassé à la fois par les patrons, par le ministère bourgeois, la police, et d’un autre côté par les communistes, et par conséquent, ils n’ont pas pu faire quelque chose de réellement probant. Ce parti s’est dissous de lui-même, un beau jour, en pensant qu’il ne pouvait plus rien, en 1974, je crois.

On rejoint là la question de départ. Que sont devenus ces gens-là et que peut être l’avenir d’un militant, maintenant ?

Eh bien, il y en a un certain nombre – cinq cents, mille – qui voudraient retrouver de quoi faire une force politique. Ils se revoient dans des réunions qui reprennent : mais ces gens-là se sentent aussitôt isolés. Ils ont leurs souvenirs, d’une part, qui ne correspondent plus à rien, et, d’autre part, il y a une situation qui n’a cessé de se détériorer, c’est-à-dire de « revenir au calme », disent les préfets de police, et qui ne leur donne aucune possibilité de faire une action quelconque. Et, à côté de cela, il y en a beaucoup qui sont restés ouvriers, un peu plus mécontents que les autres, mais sans action sur leurs camarades. De véritables vaincus. On peut supposer, je l’espère, qu’ils ne le seront pas toujours. En vérité, ce n’est pas une question de génération. C’est un moment qui a atteint des gens de tout âge, qui faisaient à ce moment-là un effort révolutionnaire.

À côté de ces gens, il y en a d’autres qui se sont adaptés à ces circonstances nouvelles. C’étaient des étudiants qui avaient des examens à passer, qui les ont passés et qui se trouvent dans les circonstances bourgeoises qu’ils voulaient avoir avant d’entrer à la Gauche Prolétarienne … Ce sont des centaines de milliers. Ils on un métier. Rares sont ceux qui sont restés ouvriers en se mettant dans le prolétariat – en tenant plus d’un an, deux ans : j’en connais seulement un ou deux. Bien sûr, mon expérience est celle d’une seule personne… Ce qu’on ne trouve pas dans ces gens-là – ceux qui se sont adaptés –, c’est une force nouvelle qui veut reconstituer la gauche.

Et ceux qui ont milité dans la gauche classique ?

Je pense que c’étaient des petits-bourgeois qui se trompaient, ou des ouvriers qui n’allaient pas au bout des erreurs et des lacunes de leurs dirigeants. Et surtout, je vous l’ai dit, il y a la nullité des partis : l’absentéisme total du PCF depuis 1960 et la nullité du PS, qui devraient aboutir normalement à leur complète déchéance, à l’un et à l’autre. Il y a encore des ouvriers, il y a encore des gens du PS qui soutiennent ces partis, Dieu sait pourquoi – peut-être pour de l’espoir à bon compte –, mais il est certain que tant qu’ils existeront comme ils existent, on ne peut pas s’appuyer sur eux. Ce qu’ils ont complètement supprimé de leurs militants, et qu’on trouvait un peu dans la Gauche prolétarienne, c’est la liberté.

Vous pensez qu’on la trouvait dans la Gauche prolétarienne ? Vu de l’extérieur …

Vu de l’intérieur, ce n’était pas la même chose. J’ai travaillé avec eux. Et je voyais des gens qui n’étaient pas vraiment « des militants ». Ils faisaient le travail qu’on leur donnait à faire, qu’ils décidaient de faire, et en cela ils étaient des militants. Mais leur façon de vivre entre eux était différente : ils se parlaient comme des amis. Ils avaient vraiment quelque chose à la fois de tout jeunes gens et de personnes qui venaient du dehors. Ils voulaient se conserver, donner tout au parti, mais pas donner cette espace d’indépendance que je qualifie de liberté. Et puis ils parlaient entre eux sur tout.

Croyez-vous que ce soit propre à la Gauche prolétarienne ?

Peut-être les choses ont-elles un peu changé ailleurs. C’est cela que je voudrais retrouver dans ces mouvements de masse que j’espère. Mais cela ne peut pas partir actuellement à cause de la démobilisation des gens. Il n’y a plus de terrain où il y ait de grosses questions à résoudre. Je ne veux pas dire par là que les questions soient résolues, loin de là ; la France est ce qu’elle était avant, c’est-à-dire pourrie. Mais ces problèmes ne se posent pas avec la même acuité. On souffre autant des mêmes choses, mais il n’y a pas cette espèce de résumé des révoltes qu’on trouvait autrefois.

Les « boat people » ? Une nouvelle inspiration populaire

Par exemple, le problème du Vietnam, actuellement : il a suscité quelques réactions, mais très peu ! C’est un curieux problème qui marque l’étrange état d’esprit actuel : ce n’est pas un mal, d’ailleurs … Les Vietnamiens pour lesquels on se bat en ce moment sont précisément ceux qui étaient considérés comme des traîtres, des alliés des Américains il y a quelques années … Le problème politique du Vietnam, de ses volontés, de ses actions, a fait place à un problème humain, concernant des hommes qui pensaient une chose ou une autre, mais qui sont seuls, sur un bateau, sur l’Océan. C’est un problème qui nous intéresse en tant que ce sont des hommes, soumis à un état de choses qui ne fait pas partie de l’ordinaire de la destinée des hommes… Il y a là – je prends cet exemple – à la fois une nouvelle inspiration populaire et l’idée de prendre ces groupes et ces hommes en dehors de leurs opinions politiques. Ça, c’est un bien. Seulement il ne faut pas se dissimuler que cela peut avoir deux faces. Ou bien on peut y voir une nouvelle manière, pour les problèmes politiques, de se constituer comme nouveaux – la gauche suit son chemin qui est au fond de trouver l’homme. Mais on peut aussi y voir un aspect de ce mélange actuel, plutôt petit-bourgeois que prolétaire, une espèce d’ensemble d’idéaux bourgeois et de quelques attitudes ouvrières. Ce n’est pas l’ambiguïté, c’est l’ambivalence… Regardez les droits de l’homme : même des Soviétiques les veulent, on peut penser qu’il y a dans les pays capitalistes des hommes qui veulent aussi ces droits. Cela me paraît … des mots. L’homme a des droits envers qui, en fait ? Envers lui-même, c’est tout… Le reste est une comédie…

Il y a maintenant des gens, comme ces Vietnamiens, comme les Noirs d’Afrique centrale – un temps ce furent les hommes de Yougoslavie – à qui l’on reproche des choses, ou que l’on admire, peu importe, pour un ensemble de raisons dont les unes sont bourgeoises, les autres pas. On devrait les prendre pour des hommes, alors qu’auparavant on les prenait pour des sujets politiques. Pourquoi je disais cela ? Pour indiquer que dans la force avec laquelle on se dresse pour défendre certains points de vue, aujourd’hui, il y a quelque chose qui manque. On ne se donne plus de buts. On est dans un mélange.

Pourtant, vous avez parlé d’une inspiration populaire. Est-ce que ce n’est pas contradictoire ?

Non, ce n’est pas contradictoire. Car l’inspiration populaire existe : elle a de la peine à se manifester, mais elle se rencontre quand même, et, cela, Mai 68 y a été pour beaucoup. Les ouvriers, par exemple, ont un sens de la solidarité entre copains qui n’a plus rien à voir avec l’appartenance à un même parti. Ils ne voient plus, par exemple, en tant que communistes : ils se verraient plutôt en tant qu’ouvriers de la même usine, et ils se constitueraient plutôt en tant que groupes qu’en tant que parti.

L’unité est sur le travail, sur les conséquences politiques et sociales qu’entraîne le travail, et non pas sur un parti qui engagerait l’avenir de la classe ouvrière sur un programme très précis.

 

Qu’y a-t-il à penser aujourd’hui, pour un philosophe ?

Mais pour un intellectuel, plus particulièrement pour un philosophe qu’y a-t-il à penser maintenant ?

Il y a à penser deux choses. La première, c’est que l’état actuel réduit au plus bas l’influence de l’intellectuel. Ce n’est pas quelqu’un qui a de l’influence dans la cité. Cela, il faut se le dire, et travailler dans ce sens : essayer de ne plus faire comme avant 68 ou comme en 36, parler en personnage représentatif… En 36, qu’est-ce qu’il était assommant, l’intellectuel ! … Il avait toujours raison ; en général, il parle trop. Il n’a rien à dire, il ne parle pas vraiment.

Mais vous avez fait des choses de ce genre… !

Oui, mais à un moment où l’intellectuel n’était pas dégradé, tombé dans le ruisseau… Vous savez que je pense que la société future peut très bien se trouver un jour sans intellectuels, chacun faisant pour son compte le travail intellectuel. On n’en est absolument pas là, je me précipite pour le dire. Il se peut que les intellectuels se relèvent pour un temps, mais rien n’indique cette possibilité aujourd’hui, Il n’y a pas de problème où ils puissent désormais parler : ils ne voient pas que le monde a changé depuis 1968. Travailler dans un autre sens, cela veut donc dire étudier les problèmes qui se posent réellement à des groupes : pas « au prolétariat », mais à des ouvriers d’une usine s’il y a des problèmes importants, en tentant de trouver des solutions provisoires…

Est-ce que vous ne concevez ce type d’action qu’en milieu ouvrier ?

Non, bien sûr. D’autant que, pour moi, il y a tant de dégradations que je ne connais plus les frontières du monde ouvrier. Il y a une foule de métiers où l’home qui s’exerce n’est qu’en partie ouvrier, il est autre chose. Le monde ouvrier est d’une extrême complication ; et l’une des grandes raisons pour lesquelles la gauche s’est perdue, c’est qu’elle a considéré qu’il y a avait le prolétariat, en tenant le même discours à tous.

Le Programme commun essayait de diversifier tout cela, non ?

Il essayait, il y avait quelque chose, mais il n’a pas réussi. Travailler sur les groupes est une première chose. La seconde, c’est celle-ci : il s’agit, pour l’intellectuel, d’essayer de retrouver le vrai problème de la gauche : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il attend ? Vous avez remarqué que je n’ai jamais employé le mot « socialisme ». C’est que je ne suis pas sûr, à l’heure actuelle, que la formulation du mot socialisme convienne à la gauche qu’il faut créer.[S. 5]

L’avez-vous beaucoup employé, ce mot ?

Qui, dans Critique de la raison dialectique. Mais pas dans l’Être et le néant… Le philosophe, dans le fond, c’est aussi bien celui qui cherche ce qu’est l’homme. Il n’y a pas d’autre définition de la philosophie. Et pourquoi le pouvoir, qui attaque la philosophie et veut réduire sa place au bachot, se soucierait-il d’apprendre aux étudiants ce qu’est l’homme ? En quoi cela les regarde-t-il ? Ils apprendront ce qu’est une machine ; comment la faire marcher ; ce que sont des soldats, comment les faire marcher. Mais l’idée que la vie sociale tout entière doit se préoccuper, dans tout ce qu’elle fait, de savoir ce qu’est l’homme, c’est une idée morale plutôt que matérielle et politique. C’est une idée qui n’existe pas encore. Les gouvernants ne s’en préoccupent pas, J’ai entendu Giscard d’Estaing parler d’un homme, Maupassant ; cela m’a beaucoup diverti…

 

Maupassant, Giscard et la morale

Comment cela ? Pourquoi ?

On ne parle pas de a même chose, lui et moi. D’abord, je n’aurais pas parlé de Maupassant, et cela compte. Car, si on parle de Maupassant, cela prouve qu’on considère comme parlants les exemples qu’il donne de la vie humaine – dans le domaine conjugal, s’agissant de la misère d’un paysan, ou d’un maquereau comme Bel-Ami ; et par conséquent qu’on tirera de la connaissance de Maupassant une meilleure connaissance de la vie humaine. Or cela me paraît une idée monstrueuse : Maupassant est un crétin, qui a écrit des nouvelles sans aucune valeur, qui ne représentent ni savoir humain ni savoir social, qui sont les écrits d’un « journaleux » ; c’est quelqu’un qui dit sure les sentiments dont il parle des banalités. Il n’écrivait pas bien.

Cela revient à introduire un critère moral dans l’évaluation littéraire…

Je l’ai toujours fait ! Une œuvre sans prétention morale n’aurait rien de littéraire. J’aurais parlé de Flaubert, de Zola, de Proust, voilà des hommes qui cherchaient des réponses morales à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » Maupassant n’est pas le seul : en général, quand vous ouvrez un roman pris au hasard dans les parutions actuelles, vous aurez des personnages, pas des hommes. Mais le point capital, c‘est qu’un président de la République, pour représenter le grand écrivain, ait choisi un auteur sans morale, et qui écrit comme un cochon, je pourrais le prouver…

On vous a souvent reproché ce qu’on appelait votre « humanisme ».

C’est difficile... Moi-même j’ai commencé par dire: l’humanisme, il n’en faut pas; puis j’a dit que l’existentialisme était un humanisme, et puis de nouveau qu’il valait mieux ne pas parler de la question. Je pense que la question qui se pose à tous, de manière plus ou moins voilée, c’est toujours encore: « Qu’est-ce que l’homme? ».C’est-à-dire, pratiquement, « Qu’est-ce que moi, homme, je peux faire ? » L’action s’impose à moi ou elle se refuse : qu’est-ce que c’est, la conscience morale ? On peut très bien appeler cela humanisme.

En fait, si l’on considère que l’humanisme, c’est de prendre l’homme comme un objet naturel supérieur aux autres fait pour les dominer, alors là, je ne suis pas humaniste. L’homme n’est pas un objet naturel. Mais si l’on entend par là, au contraire, qu’en tant qu’homme, il essaie de déterminer l’ensemble de ce qu’on appelle les droits et les devoirs, alors je suis humaniste. S’occuper de nous est notre vrai problème, c’est le seul que nous puissions résoudre. C’est le problème dont j’ai parlé quelquefois comme celui de la transparence. L’homme n’est pas transparent, mais il y a des éléments qui permettent d’espérer qu’il le sera.

Quels éléments ?

Eh bien, dans une conversation, il y a des moments où deux personnes sont ensemble du même avis – ou en désaccord – mais elles voient jusqu’au fond d’elles-mêmes de ce point de vue. Pensant : « C’est un salaud », ou bien, « C’est un type bien mais il se trompe », elles le pensent purement, nettement, et elles n’ont pas tort. Elles atteignent là une transparence. Elle sera possible s’il y avait un degré social d’existence de l’homme pour l’homme, tel que le rapport entre deux hommes soit de plénitude de ce qu’on a à ce qu’on donne. On n’en est pas là, d’ailleurs…  Cela peut être l’amour, ou un accord su les idées politiques, sur les idées de métier. Cela existe, au moins comme possibilité donnée par moments.

Et en dehors de cela ?

Les communautés. Qui ne sont presque jamais réussies, mais il y a dedans un esprit qui cherche l’homme à naître, et qui pose les problèmes de manière nouvelle. Par exemple, la vie sexuelle, l’éducation de l’enfant : le fait qu’un enfant a plusieurs mères et plusieurs pères : ce n’est pas qu’il n’en ait aucun, c’est le contraire. C’est très intéressant.

Vous ne parlez pas du mouvement des femmes ?

Non, je n’y ai pas pensé aujourd’hui, là, parce qu’on parlait des choses en général.

Est-ce que cela ne fait pas partie des « choses en général » ?

Si, si, bien sûr, je suis l’ami de quelques féministes majeures, et je suis moi-même – si on peut le dire d’un homme – féministe. Mais les femmes nous demandent une position d’alliés, et beaucoup de silence…. Je le vois bien quand je parle avec les féministes que je connais. En tout les cas, elles sont moins désespérées que les hommes. D’abord, elles on appris à se connaître, au lieu de se connaître par l’intermédiaire des hommes. Quand une femme X parlait d’une femme Y, elle parlait de ce que l’homme A connaissait de la femme Y. Ce qu’elles auraient pensé elles-mêmes, cela n’était pas connu, c’était aliéné à l’homme. Par contre, actuellement, elles découvrent l’amitié féminine, c’est-à-dire un rapport entre deux femmes, un rapport qui ne sert pas d’hommes. Bien qu’elles puissent être mère et épouse, ce n’est pas la question ! Elles découvrent une complicité, une manière d’être sans paroles, une certaine façon de retrouver la jeunesse de l’enfance, même dans l’âge mûr… Et aussi une façon nouvelle de parler les unes aux autres de leur corps. Ça, c’est quelque chose que les hommes n’ont jamais vraiment connu. Il y a là de la transparence, mais aussi des choses plus importantes. Deux femmes qui se parlent sont beaucoup plus transparentes que deux hommes, mais par ailleurs la subjectivité aussi appartient beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes.

 

Les racines de l’espoir

Mais le grand fondateur de la subjectivité, en philosophie, ce fut un homme, Descartes…

Bien sûr, vous savez qu’il a été mon maître en philosophie. Mais vous avez qu’il y a des « hommes-femmes », qui héritent de plus de subjectivité… Quant aux femmes, elles, elles on reconstruit ures les bases du mouvement politique raté en Mai 68, un mouvement ancien périmé depuis les suffragettes, et elles l’ont reconstruit sur d’autres bases. Et elles on des bases que n’ont pas les hommes.

Pourtant, ça ne va tout seul dans les mouvements féministes…

Mais pourquoi voulez-vous que ça aille tout seul ? Il faut bien que ça se bagarre, qu’il y ait des opinions différentes ! Il n’y a pas, en tous les cas, de forme socialiste ou communiste qui vienne compromettre leur développement.

Il faut dire à présent la conclusion de tout cela. En somme, ce que j’ai dit, c’est qu’avant l’arrivée de De Gaulle, il y avait entre la droite et la gauche une situation de guerre, tenace mais vaguement courtoise. Je veux dire par là qu’il y avait des rapports. On a essayé, par la suite, de faire quelque chose, à gauche, avec l’impossibilité de créer une gauche qui ne fût pas communiste. À la fin des années 1960, s‘est manifestée une gauche formée par le parti trotskiste – ça paraît drôle, parce qu’il est vraiment très proche du PCF –, par des maoïstes, et puis par de petits groupes gauchistes : tous ces gens ont constitué une nouvelle gauche. Ils étaient beaucoup plus libres entre eux, ils avaient plus d’initiatives individuelles (en 68, on a vu la discussion en pleine rue), malheureusement ce mouvement était constitué non pas par d’anciens communistes, mais par des gens qui n’avaient rien été avant d’être gauchistes. Ce mouvement s’est terminé sur un échec absolu. Puis il y a eu une mise en terre, une exécution capitale des derniers qui restaient. Certains ne se sont pas laissé enterrer : il y a encore aujourd’hui des éléments de nouvelle gauche.

Et la dernière période – la période actuelle –, c’est celle où, très évidemment, la droite a repris le pouvoir, les actions, les possibilités d’entente. La droite, qui a démoli la gauche. Avec, en face, un PCF qui exprime une population qui aurait pu être celle de 1939, sans aucun rapport avec la situation actuelle, et un Parti socialiste qui n’a pas d’unité réelle, et qui n’est pas grand-chose. La situation de ces deux partis met l’accent sur la notion même de partis : ces grandes bêtes de bois qui ne sont pas des réunions d’hommes. Ce qui manque à la gauche, c’est un terrain, quelque chose sur quoi marcher. Elle n’a pas d’enjeu, et la période apparaît comme une fin. La gauche a perdu son animation, sa violence, et n’a aucun moyen actuel de les retrouver.

Cela dit, l’histoire est toujours surprenante. Je ne prétends pas que la gauche ait fini d’exister. Il y a encore des hommes qui pensent à gauche, séparés les uns des autres, isolés, désespérés : ce sont ceux-là qu’il faudra réunir un jour pour essayer de retrouver le sens de la gauche. Il est certain que, à l’heure qu’il est, depuis 68, la droite règne sur le monde.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir peur… Peut-être croit-elle encore à l’existence de la gauche : je souhaite qu’un jour elle ait raison.

Et s’il apparaissait en France un parti radical comme en Italie ?

Un parti radical international (!) qui n’aurait rien de commun avec les partis radicaux actuels en France ? Et qui aurait, par exemple, une section italienne et une section française, etc. ? J’ai vu des radicaux italiens, et leurs idées et leurs actions m’ont plu. Je pense qu’il faut encore aujourd’hui des partis, ce n’est que plus tard que la politique sera sans parti. Certainement donc, j’aurais de l’amitié pour un pareil organisme international.



(!) NDLR: le parti radical italien se veut internationaliste, avec une section par nation.