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Sartre parle des maos / Entretien avec Sartre 

Im Feb. 1973 veröffentliche die Zs. Actuel eine Interview von M. A. Burnier mit Sartre über dessen neue Politik, in dem der gleichzeitig Themen der Gauchisten aufnahm, sich von ihnen aber auch abgrenzte. Der Titel des Interviews lautete Sartre parle des maos. Das Interview wurde kurz darauf auch in andern Zeitschriften publiziert, u.a. in Tout Va Bien, einer in Genf herausgegebenen Zeitschrift - dort unter dem Titel Entretien avec Sartre. Der folgende Text ist jener in Tout Va Bien. Bei diesem Interview handelt es sich wohl um das bedeutendste, das Sartre in der ersten Hälfte der 70er Jahre gab.


Entretien avec Sartre

 

in: Tout va bien, Nr. 4, 20. Feb.-20. Mrz. 1973

 

[S. 30] Nos amis de l'excellent journal parallèle français Actuel, que Naville refuse de diffuser en Suisse, nous ont autorises à publier une longue interview de Sartre qui paraît dans le numéro de février (no 28) de leur mensuel. Sartre, qui ne déteste pas ce qu'il connaît de Tout va bien, nous a bien volontiers donné lui aussi son accord. Nous le remercions, comme nous remercions Michel-Antoine Burnier qui a réalisé l'interview.

La publication de cette interview n'a pas été de soi pour l'équipe de TVB. Aussi avons-nous décidé de répondre le plus clairement possible à la question : "Qu'est-ce que ça signifie pour TVB de publier cette interview de Sartre ? "

II fut un temps, en France, où bon nombre de nouveaux organes de gauche, bulletins, journaux, revues, etc., se lançaient grâce à une interview de Sartre, qui n'était pas avare de sa parole. Tout récemment, Gulliver, dont on se demande encore ce qu'il a "de gauche", rééditait le coup. En toute franchise, nous ne croyons pas, ici, en avoir besoin. Une fois éliminées les raisons commerciales ou celles — plus avouables — qui auraient pu nous pousser à cette publication pour faire connaître TVB, nous n'avions plus qu'une question à nous poser : la valeur et le contenu politique de cette interview, indépendamment de la personnalité de Sartre, justifient-ils que nous la publiions ? Quelques-uns parmi nous ont répondu résolument : non. Les autres ont avance les arguments suivants.

De même que Sartre lui-même, nous réprouvons le vedettariat. Devant celui-ci deux attitudes possibles : le nier, ce qui est parfaitement vain (Sartre est une vedette, qu'il le veuille ou non, que nous le voulions ou non), l'utiliser (c'est ce qu'a fait Sartre en mettant sa célébrité dans la balance pour faire plier le pouvoir). S'interroger sur ce que vaut cette interview indépendamment de la personnalité de Sartre n'a donc pas de sens : c'est parce que c'est lui, et non un militant mao anonyme, qui tient ces propos, que ceux-ci nous intéressent et peuvent intéresser nos lecteurs.

Sartre parle d'un lieu, qui est son oeuvre, son action, et au terme d'une trajectoire qui est significative, pour le moins : il est le seul intellectuel de sa génération qui ait rejoint les maoïstes de La Cause du peuple. Cette oeuvre, toute importante qu'elle soit aux yeux de la plupart d'entre nous, cette trajectoire, aussi exemplaire (par la constante radicalisation dont elle témoigne)         paraisse à beaucoup parmi nous, ne confèrent à Sartre aucune autorité. Elles lui valent, de notre part, une attente, une exigence. d'une certaine façon, cette attente a été déçue, cette exigence insatisfaite par cette interview. Mais ceux qui ont juge celle-ci trop insuffisante pour être publiée par TVB, prouvent simplement par là qu'ils espéraient mieux et davantage de Sartre que des propos du niveau de ceux que peuvent tenir la plupart des militants dans une conversation politique de bistrot. Ceux d'entre nous qui ont jugé le contenu informatif de cette interview suffisamment riche et inédit ici pour que nous n'en privions pas nos lecteurs, ajoutent ceci : en prenant en charge les positions actuelles de maos et en les exposant longuement dans des propos un peu courts, Sartre apparaît dans cette interview comme un militant qui n'a rien de plus à nous dire que les autres militants. Mais du même coup, parce qu'ils sont tenus par Sartre, ces propos deviennent en quelque sorte plus problématiques : ils incitent le lecteur à une confrontation plus vive avec les idées exprimées. Que nous acceptions ou que nous refusions ces idées, il nous appartient de les prolonger, de les creuser, de les contester.

Voilà les arguments qui l'ont emporté, même s'ils n'ont pas fait l'unanimité.

[S. 31] Il y a, enfin, une autre leçon à tirer de cette interview : c'est que le genre même de l'interview appartient aux pratiques anciennes. On interroge une vedette, on interroge ceux qui détiennent un savoir; avec un militant on discute, on dispute, on débat. Cela ne s'est pas fait dans cet entretien. Si Sartre s'y prête, nous le ferons avec lui prochainement. La discussion, ici, n'est qu'amorcée.

Michel-Antoine Burnier: Il y a plus de deux ans que vous êtes directeur de La Cause du Peuple, vous avez vendu le journal dans la rue et vous écrivez des articles militants, vous travaillez au nouveau quotidien Libération, vous avez participé à de multiples réunions ou actions des maoïstes: on vous sent beaucoup plus proche d'eux et plus engagé que vous ne l'avez été auparavant vis-à-vis du communisme ou des mouvements de libération comme le FLN algérien. Comment l'expliquez-vous et en aviez-vous décidé ainsi dès le départ?

Jean-Paul Sartre: J'ai accepté la direction de La Cause du Peuple après l'arrestation de ses deux précédents directeurs au printemps 1970. Les maos ne pensaient pas avoir une base assez large pour supporter la clandestinité dans laquelle le gouvernement cherchait à les enfermer. Pour faire face aux procès et à la répression, ils sont venus me demander de les aider. Cela représentait d'ailleurs une attitude nouvelle de leur part: s'intéresser aux intellectuels et chercher comment ils pourraient s'en servir. Ils se méfiaient du "vedettariat", mais dans le même temps ils faisaient appel à un intellectuel connu qui puisse dévier les coups de Marcellin: ils retournaient contre la bourgeoisie la notion de vedette — et ils avaient raison. J'estime en effet que l'écrivain connu est double: il est soi, et aussi cette chose publique qu'on appelle la vedette, sur laquelle il n'a aucune prise à moins de la récupérer pour s'en servir en un tout autre sens. C'est ce que j'ai fait avec La Cause du Peuple.

A l'origine, j'avais précisé que je n'étais pas d'accord avec les maos, ni eux avec moi. Je prenais une responsabilité judiciaire, et non politique, je donnais simplement mon nom pour que le journal puisse continuer et les militants agir et écrire comme ils l'entendaient. C'est ainsi que j'ai également accepté d'être directeur de Tout, dans les mêmes conditions, et que i'ai témoigné au procès des militants de Vive la Révolution et de Roland Castro. Puis, progressivement, au fil des actions et des luttes, je me suis rapproché des conceptions de La Cause du Peuple.

M.-A. B.: Vous étiez donc en désaccord avec la stratégie de la Gauche prolétarienne en 1970, cette conception selon laquelle il fallait lancer une nouvelle résistance contre les patrons considérés comme les nouveaux nazis et les révisionnistes comme les nouveaux collaborateurs...

Jean-Paul Sartre: Je n'ai jamais partagé cette analyse, et, bien qu'il en reste des traces, La Cause du Peuple elle-même y a pour une part renoncé. Depuis deux ans, il s'agit pour ses militants d'adapter réellement la stratégie maoïste à la France, non de la transposer termes à termes. La révolution culturelle n'a démarré en Chine que bien après la prise du pouvoir. Il est impossible de la copier ou de s'en inspirer directement dans la situation que nous vivons. Les maos français parlent plus volontiers d'une révolution idéologique: liquider la crainte du capitalisme dans la population ouvrière, notamment par les séquestrations, apprendre à résister, braver la répression, surmonter les respects que la classe dominante nous inculque. Au début, je n'étais d'accord sur presque rien avec les maos; non pas contre eux, mais à l'écart. Mais ils ont peu à peu réclamé de moi plus qu'une protection légale, je les ai rencontrés souvent et je me suis lié à eux: une convergence s'est peu à peu dégagée.

M.-A. B.: Vous ne vous êtes guère expliqué sur le sens de cette action. En 1952, lorsque vous vous êtes rapproché des communistes, vous avez écrit "Les communistes et la paix", trois longs articles. En 1956, en vous écartant du PC qui soutenait l'intervention soviétique en Hongrie, vous avez publié le "Fantôme de Staline". Aujourd'hui, vous en restez à de brefs articles de combat, une lettre ouverte au président de la République, des interventions dans les meetings. Vous avez définitivement rompu avec le système de pensée communiste — qui fut en gros le vôtre, malgré des réserves, jusque vers les années 1965-1966 — sans bien dire pourquoi et sans donner les raisons de votre engagement auprès des maoïstes.

Jean-Paul Sartre: En 1952, la politique américaine, la soumission du gouvernement français à l'impérialisme et surtout la répression de la manifestation contre "Ridgway la peste" m'ont brusquement déporté vers une attitude de solidarité envers les communistes: il fallait bien que je m'en explique. Mon comportement actuel, comme je vous le disais, s'est décidé beaucoup plus graduellement. D'abord en mai 1968, comme la plupart des gens, je n'ai pas bien compris la signification et la portée du mouvement. Les maoïstes non plus d'ailleurs, qui ont immédiatement quitté les Universités pour aller vers les usines sans prendre la mesure d'une révolte étudiante dont ils reconnaissent aujourd'hui l'intérêt. Je me sentais étranger: un jour vedette, l'autre ancien combattant. A la Sorbonne, où je me suis rendu deux ou trois fois, ma présence créait quelques remous et j'étais accueilli un peu fraîchement. Je me souviens d'un meeting sur la situation universitaire, fin 1968 ou début 1969, où étudiants et professeurs devaient décider de leur riposte à la loi d'Edgar Faure. En m'asseyant à la tribune, j'ai trouvé un mot sur la table: "Sartre, sois bref! " J'ai immédiatement compris que je n'étais pas dans le coup. Les autres orateurs partaient d'idées proches des miennes, mais ils visaient la lutte dont ils parlaient, ils pouvaient avancer des propositions concrètes. Je n'avais pas de propositions à apporter, simplement une analyse générale — et ça n'avait pas grand sens. Avec le reflux de 1969, je me suis senti plus éloigné encore. Tout a changé en 1970. La persécution de La Cause du Peuple par le gouvernement m'a amené à prendre parti et à aller beaucoup plus loin que je ne l'imaginais au départ. Un mouvement révolutionnaire a des exigences: vous en acceptez certaines, vous en refusez d'autres, mais il vous entraîne. Surtout quand ses dirigeants prennent en considération les critiques de l'extérieur s'ils estiment qu'elles sont justifiées. La théorie est ici en gestation, le mouvement demeure largement empirique, je dirais presque expérimental.

M.-A. B.: Il me semble au contraire que l'idéologie maoïste est bien rigide et les slogans énergiquement énoncés.

Jean-Paul Sartre: Quand il s'agit d'une action précise à un moment donné. Mais les militants de La Cause du Peuple ne forment pas un parti. C'est un rassemblement dont les institutions peuvent toujours être dissoutes. Un comité de grève à large recrutement peut absorber les comités de lutte organisés par les maos dans une usine. Cette procédure permet d'échapper à la rigidité dans laquelle s'est enfermé le Parti communiste.

M.-A. B.: N'y a-t-il pas parallèlement une autre réalité du maoïsme: les anciens des années 1965 à l'Ecole normale supérieure, ces premiers maoïstes qui forment un noyau dur, sectaire, qui survit aux mutations de l'organisation? Les vraies décisions seraient prises dans le secret à l'écart de la masse des militants et des organisations alliées — comme le Secours Rouge ou les comités Vérité-Justice qui entretiendraient alors avec la direction des rapports d'assujettissement et de noyautage un peu comparables à ceux qui lient le Mouvement de la paix au Parti communiste.

Jean-Paul Sartre: Il y a eu de cela. Mais vous ne pouvez pas définir les dirigeants comme un groupe sectaire. Rien à voir avec le bureau politique d'un Parti communiste. Pour un communiste, un non-communiste est un individu diminué qu'on rejette ou qu'on utilise. Le communiste n'a de rapports de réciprocité qu'avec les membres de son parti: les autres relèvent du négatif ou de l'instrumental. Les dirigeants maoïstes au contraire, posent en principe que le non-maoïste peut avoir un point de vue aussi intéressant que le maoïste et qu'il faut l'écouter. S'il y a une tendance autoritaire, elle est en tout cas constamment remise en cause, et par l'action des maos eux-mêmes.

M.-A. B.: Comment alors expliquer la disparition de J'accuse? Le journal se voulait démocratique et ouvert, et voilà qu'un beau jour il se retrouve intégré à La Cause du Peuple sous la direction des seuls maos.

Jean-Paul Sartre: J'accuse a échoué essentiellement pour des raisons financières: le journal né se vendait pas assez et il s'est avéré que la formule plus militante de La Cause du Peuple était meilleure pour la diffusion. Je le regrette d'une certaine façon. Aujourd'hui, avec Libération, nous tentons l'expérience d'un quotidien démocratique où se rencontreront des maoïstes, où nous poserons également un certain nombre de problèmes — sur la sexualité, la condition de la femme, la vie quotidienne —, y compris ceux qui soulèvent des contradictions au sein du peuple.

Il est clair par exemple que la majorité de la classe ouvrière, quels que soient les sentiments ou les comportements des individus, reste hostile à certaines formes de libération sexuelle ou à l'homosexualité. Vous connaissez cette histoire qui s'est passée il y a quelques mois: dans un garage, des ouvriers ont gonflé avec une pompe un de leurs camarades qui était homosexuel et le type en est mort. Libération interviendra aussi sur ces questions pour favoriser une évolution. Il acceptera le risque d'être parfois impopulaire, de susciter des réactions violentes ou une indifférence.

Toutes les idées anti-hiérarchiques et li-[S.32]bertaires doivent se retrouver dans le journal au travers d'une confrontation où la tendance expérimentale des maos l'emporte sur le versant autoritaire. Libération sera-t-il un creuset? En sortira-t-il nécessairement de nouvelles synthèses révolutionnaires? Je n'en sais rien encore. Prenez l'exemple de la libération des femmes. Des représentantes du MLF participaient hier encore à une réunion de préparation du journal. Elles pensent qu'il y a une dimension proprement féminine dans la lutte révolutionnaire : on retombe sinon dans les schémas traditionnels qui sauvegardent le sexisme même dans les révolutions victorieuses, comme cela s'est produit en 1789 et en 1917. Voilà donc un groupe, composé d'ouvrières mais aussi de bourgeoises, qui se dit révolutionnaire en se référant d'abord à la condition faite aux femmes. Les maos partent au contraire de la lutte des classes et considèrent la révolution prolétarienne comme une priorité qui entraînera ensuite une libération des femmes. Les points de vue sont opposés: peuvent-ils se rencontrer? Si l'unification se fait au profit des maos, les femmes représenteront une tendance minoritaire dans un parti mâle; si les femmes l'emportent, l'idée d'une révolution prolétarienne s'effacera au profit d'un fourmillement anti-autoritaire. Trouvera-t-on une voie nouvelle qui tienne compte des deux exigences?

M.-A. B.: Vous donnez l'impression que le mouvement maoïste est essentiellement composé d'hommes.

Jean-Paul Sartre: Il y a des femmes, mais elles n'ont pas selon moi un statut d'égalité, parce qu'elles sont trop peu nombreuses et souvent timides. Je me souviens d'une réunion l'année dernière, à une époque où La Cause du Peuple se portait assez mal. Les filles présentes ne disaient rien, sauf l'une d'elles qui était intervenue sur un point mineur des revendications féminines. J'ai insisté pour que les militants exposent leur position sur la libération des femmes et que les filles prennent la parole. On a vu alors apparaître un article signé par une militante, qui reprenait tous les thèmes du MLF sans nulle référence aux idées maoïstes qu'elle développait habituellement. C'était la révélation d'un double niveau de conscience: les filles nourrissaient intérieurement une révolte féminine qui disparaissait complètement dans leur comportement de militantes. L'article a été publié, il a suscité une réaction assez vive de la part d'ouvrières qui y voyaient le symptôme d'une agitation peu sérieuse — et on en est resté là.

M.-A. B.: Après deux ou trois ans de pratique, comment appréciez-vous la démarche stratégique des maoïstes? Ils ont mis en avant un certain nombre d'idées essentielles, qu'il s'agisse de la situation des travailleurs immigrés ou des cadences dans les usines. Mais on constate aussi que le volontarisme et la fuite en avant leur ont fait perdre à la longue beaucoup de sympathisants ou de militants attirés au début par les coups d'éclat. Je suis frappé par l'exemple de Toulouse. Là-bas, il y a deux ans, La Cause du Peuple pouvait compter sur une centaine de militants solides et plusieurs centaines de sympathisants — ce qui est beaucoup. L'année dernière au meeting qui a suivi la libération de Geismar, il n'en restait qu'une dizaine et la Ligue communiste avait dû venir renforcer le service d'ordre.

Jean-Paul Sartre: La ligne dure, jusqu'en 1970, ralliait surtout des intellectuels et des étudiants, un recrutement auquel les maos ne tenaient pas tellement. Sauf dans des cas précis, les milieux populaires n'ont pas suivi les appels trop abrupts à la violence révolutionnaire. Les maoïstes pouvaient faire du porte à porte, trouver une sympathie dans la population: ils en gaspillaient aussitôt le bénéfice en se lançant dans une manifestation brutalement réprimée et incomprise, même s'ils entraînaient une fraction des lycéens ou des étudiants.

La ligne dure a donc perdu ses militants, mais c'est aussi parce que l'organisation les a laissés partir. Aujourd'hui, les maos débordent et critiquent la notion de gauchisme: ils veulent être la gauche, créer un large rassemblement. Ils essaient de le faire autour des comités Vérité-Justice, où la notion d'une justice révolutionnaire se dégage peu à peu d'une mise en cause de l'application de la justice bourgeoise, comme à Bruay-en-Artois ou à Saint-Laurent-du-Pont... Les comités de lutte dans les usines ne dépendent pas non plus des seuls maoïstes; ils refusent la politique — au sens où l'entendent les groupes et les partis — pour enraciner l'action révolutionnaire au fond des revendications et du combat quotidien des travailleurs.

Les maos ne veulent pas avoir affaire qu'aux seuls intellectuels, et pour une bonne part ce sont ceux-là qui les ont quittés. La ligne de démocratie politique qu'ils développent désormais correspond à la nécessité d'élargir le champ des actions, dans les usines comme dans une jeunesse qui se dégoûte de la culture et du travail qu'on lui impose. Il faut prendre en considération ce vaste mouvement anti-hiérarchique et libertaire qui se développe sans être encore très conscient de ce qu'il veut ni de ce qu'il fait. Dans les lycées, mais aussi dans les banlieues. La multiplication des vols dans les grands magasins est à cet égard significative: il ne s'agit pas du vol habituel, qui sous-entend une réaffirmation de la propriété — "cet objet qui est à lui, je le prends, il est à moi" — mais en un sens d'une contestation radicale de la propriété.

M.-A. B.: Les maoïstes ont longtemps négligé la révolte de la jeunesse telle qu'elle s'est manifestée dans tous les pays industriels de l'Occident: l'underground, la contre-culture, une révolution dans les comportements individuels et collectifs, les communautés, la drogue aussi, et la rock music qui m'apparaît d'autant plus importante qu'elle s'est affirmée comme un langage international et commun aux étudiants, aux lycéens et aux jeunes ouvriers, aux Etats-Unis comme en Europe. En gardant une attitude exclusivement politique, La Cause du Peuple est passée à côté.

Jean-Paul Sartre: C'était le cas jusqu'en 1970, quand les maos se concevaient comme un parti strictement politique. Ils ont alors compris qu'ils étaient foutus s'ils ne reconsidéraient pas leurs méthodes et leur implantation. Nous venons d'en parler : les comités de lutte ou les comités Vérité-Justice, le quotidien Libération expriment ce souci. Le mouvement anti-hiérarchique et libertaire dépasse largement le cercle des maos, qui en tiennent compte désormais. Mais s'il commence près d'eux, il se termine aussi fort loin. Nous avons de la sympathie pour l'underground ou la contre-culture: reste à savoir si toutes leurs manifestations peuvent jouer un rôle positif dans notre recherche. Certaines tendances refusent ou découragent l'action, et là je ne vois plus leur utilité.

M.-A. B.: Que pensez-vous de l'usage de plus en plus répandu de la marijuana?

Jean-Paul Sartre : Au niveau de l'individu, cela m'apparaît sans grande importance. Il m'est arrivé d'en fumer: je n'en ai retiré qu'une impression anesthésique et quelques sentiments curieux et limités. Chacun a le droit de faire ce qu'il veut; la Justice d'Etat ne devrait rien avoir à y redire. Même dans le cas de l'héroïne — qui, à l'inverse des hallucinogènes, présente de réels dangers: au nom de quoi la loi empêcherait-elle les gens de se suicider? Pour moi, le problème est là aussi d'examiner si l'usage des hallucinogènes démobilise ou non les militants. Je sais : les Weathermen américains fumaient de la marijuana entre deux actions militantes et c'était pour eux une façon de se détendre. Mais quand je vois des gens considérer que le recours aux hallucinogènes est une affirmation suffisante de leur liberté, et ainsi se dis-[S. 33]penser d'agir, je m'interroge.

M.-A. B.: Autre tendance de la contre-culture: l'écologie...

Jean-Paul Sartre: Cela fait également partie de la recherche que nous voulons entreprendre avec Libération. Je ne pense pas que la société qui naîtrait d'une révolution puisse être une société de croissance. Produire pour les hommes, bien sûr, mais non tenter de produire davantage, mieux ou à meilleur marché. Sans régresser, il faudra transformer profondément la nature des marchandises et leur mode de production, éliminer les objets de luxe ou les fabrications dangereuses, retrouver un équilibre humain et écologique. Dans les pays industriels, il n'est pas nécessaire de produire plus pour satisfaire les besoins: il suffirait de supprimer le profit, le gaspillage, de modifier les finalités de l'économie et la répartition des richesses. Seul le socialisme apporte ici une solution, à condition qu'il ne s'enferme pas dans le productivisme et le centralisme du modèle soviétique.

M.-A. B.: La Chine n'est pas épargnée. Les magazines chinois que nous recevons en Occident exaltent la machine, la croissance, l'industrialisation, ce qui m'apparaît tout à fait légitime pour un pays qui sort à peine de la pénurie, mais ne définit pas un modèle radicalement différent de développement.

Jean-Paul Sartre: Ce n'est pas si simple. La construction de petites usines au sein des communes rurales me semble représenter une expérience intéressante, une façon originale d'abolir la division du travail et de limiter l'extension des villes et de la pollution.

M.-A. B.: Comment appréciez-vous d'ailleurs la situation politique en Chine depuis la fin de la révolution culturelle et la disparition de Lin Piao?

Jean-Paul Sartre: La Chine a retrouvé un ordre sous la direction du Parti. C'était prévisible: la révolution culturelle a été faite par la base, mais sur l'autorisation et sous le contrôle d'une fraction de l'appareil. Une fois la situation débloquée et le pouvoir de Mao rétabli, on a arrêté le mouvement en appelant l'armée puis en réorganisant le parti. A l'extérieur, la Chine a abandonné une politique strictement internationaliste — aider tous les révolutionnaires où qu'ils soient — pour lui préférer une politique d'Etat et de grande puissance. On l'a vu à Ceylan ou au Pakistan quand la diplomatie chinoise s'est appuyée sur les gouvernements en place plutôt que sur les insurrections populaires.

M.-A. B.: Même pendant la révolution culturelle, les dirigeants n'ont jamais discuté publiquement, les grandes options sur lesquelles ils s'opposaient. Hors quelques informations tardives et fragmentaires, on ignore toujours les termes du débat entre Mao Tsé-toung, Chou En-lai et Lin Piao. Sait-on seulement si Lin Piao a été éliminé comme chef d'une armée trop ambitieuse ou comme représentant de la gauche?

Jean-Paul Sartre: Probablement les deux. La disparition de Lin Piao correspondant incontestablement à un recul. Il reste que la révolution culturelle a été l'occasion d'une intrusion des masses dans la vie politique, et qu'on ne pourra tout à fait revenir en arrière. Un jour peut-être le mouvement repartira-t-il. Comme le laissaient espérer les slogans de l'époque, il faudrait une succession de révolutions culturelles.

M.-A. B.: Pensez-vous qu'à court ou moyen terme une révolution puisse avoir lieu en France?

Jean-Paul Sartre: Je ne le croyais pas du tout il y a dix ans. Maintenant oui: le capitalisme et ses institutions sont dans un tel état de dégradation qu'une révolution m'apparaît vraisemblable. Pourrait-elle se maintenir en dépit de l'hostilité des autres pays, je n'en sais rien. Malgré la famine et le blocus, la Russie soviétique est arrivée à survivre puis à se développer. Mais à la différence d'un immense pays à majorité agricole, je vois mal une nation comme la France devoir se suffire à elle-même, compte tenu de la contre-révolution intérieure et des pressions étrangères. Cela renvoie d'ailleurs à un problème plus général: il n'existe toujours pas de théorie marxiste de la révolution et de l'Etat révolutionnaire dans un pays développé. Il y a longtemps — c'était avant la guerre — j'y voyais déjà la preuve que le Parti communiste ne désirait pas vraiment la révolution puisqu'il n'avait engagé aucune étude sérieuse pour savoir ce qui se passerait s'il prenait le pouvoir. Pour les révolutionnaires aujourd'hui, ce travail idéologique et scientifique m'apparaît prioritaire même si c'est une tâche encore réservée à des experts et à des intellectuels.

M.-A. B.: Aux Etats-Unis, en Allemagne ou à Amsterdam, des communautés et des groupes de militants se sont efforcés à petite échelle de créer des contre-institutions ou des circuits dits alternatifs, un embryon de nouvelle société. L'expérience a parfois tourné court, elle a été fort utile en contribuant à former les gens qui y participaient. En France, les maos n'ont guère favorisé le développement de contre-institutions, sinon judiciaires avec les tribunaux populaires. A Bruay-en-Artois...

Jean-Paul Sartre: A Bruay, il n'y a jamais eu de tribunal populaire.

M.-A. B.: Non, mais le comité Vérité-Justice a finalement tenu ce rôle en accusant ouvertement et sur présomptions le notaire Leroy d'être l'assassin de la petite Brigitte. La Cause du Peuple réclamait violemment le châtiment du coupable supposé. Etait-ce une bataille judicieuse? Ne pensez-vous pas que les maos ont pris des risques et se sont avancés un peu loin?

Jean-Paul Sartre: C'est probable. Pour moi, l'exécution sans procès de Leroy se serait assimilée à un pur lynchage, et j'ai à l'époque exprimé mes réserves dans La Cause du Peuple. Mais si les maos se sont laissés entraîner par la polémique, ils avaient raison sur le fond. Il s'agissait de dénoncer le scandale d'une justice de classe: la presse réclamait la mise en liberté provisoire d'un notaire milliardaire alors qu'elle ne s'était jamais occupée des prévenus algériens qui croupissent des mois en détention préventive. La Cause du Peuple voulait également mettre en lumière la lutte des classes à Bruay-en-Artois, l'opposition entre cette grande bourgeoisie, ses secrets et son pouvoir, et les corons ouvriers.

M.-A. B.: On aurait pu tenir cette position — qui est juste — sans recourir aux outrances du vocabulaire utilisé par les maoïstes. Dans le même ordre d'idées, j'ai été choqué par le titre de La Cause du Peuple au lendemain de l'exécution de Buffet et Bontems: "La guillotine, mais pour Touvier!"

Jean-Paul Sartre: Ce titre a été critiqué dans le numéro suivant. Les maoïstes sont pour l'exécution des exploiteurs et des ennemis du peuple. Mais c'était une erreur de se référer à la guillotine, qui pour les Français reste un symbole de la répression bourgeoise.

M.-A. B.: Sans parler de combats de rue ou d'action à force ouverte, vous restez personnellement un partisan de la peine de mort politique?

Jean-Paul Sartre: Oui. Dans un pays révolutionnaire où la bourgeoisie aurait été chassée du pouvoir, les bourgeois qui fomenteraient une émeute ou un complot mériteraient la peine de mort. Non que j'aurais la moindre colère contre eux. Il est naturel que les réactionnaires agissent dans leur propre intérêt. Mais un régime révolutionnaire doit se débarrasser d'un certain nombre d'individus qui le menacent, et je ne vois pas là d'autre moyen que la mort. On peut toujours sortir d'une prison. Les révolutionnaires de 1793 n'ont probablement pas assez tué et ainsi inconsciemment servi un retour à l'ordre, puis la Restauration.

[S. 34] M.-A. B.: J'ai plutôt l'impression qu'ils ont trop tué, et qu'avant tout ils se sont massacrés entre eux. Aucune révolution n'est parvenue à fixer une démarcation nette entre les agissements contre-révolutionnaires et l'opposition politique. C'est toute l'histoire des révolutions françaises et soviétiques: sous prétexte de réprimer la réaction, on finit très vite par tuer ceux que l'on considère comme les plus dangereux dans le feu de l'action et du sectarisme, c'est-à-dire les autres révolutionnaires avec lesquels on se trouve en désaccord. Ce fut le cas dans la France de 1793, dans la Russie des procès de Moscou, dans l'Espagne de la guerre civile où les communistes massacrèrent les anarchistes. Une fois déclenchée, la Terreur ne se divise pas: on frappe au plus proche de soi, les militants s'éliminent les uns les autres, le débat démocratique disparaît. Au bout du compte la révolution se détruit elle-même pour laisser place à la réaction thermidorienne, à l'oppression du stalinisme ou au fascisme...

Jean-Paul Sartre: Je suis bien entendu opposé à tout ce qui pourrait ressembler aux procès de Moscou. Mais la révolution implique la violence et l'existence d'un parti plus radical qui s'impose au détriment d'autres groupes plus conciliants. Conçoit-on l'indépendance de l'Algérie sans l'élimination du M.N.A. par le F.L.N.? Et comment reprocher sa violence au F.L.N., quotidiennement confronté pendant des années à la répression de l'armée française, à ses tortures et à ses massacres? Il est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains de ses membres. Je crois qu'il y a là une nécessité historique à laquelle nous ne pouvons rien. Trouvez-moi un moyen d'y échapper et j'y souscrirai sur le champ. Mais je n'en vois pas.

M.-A. B.: Faut-il en prendre si facilement son parti? On peut se poser le problème avant la révolution et chercher à échapper à cette nécessité.

Jean-Paul Sartre: Cela ne servirait pas à grand chose. Pendant la révolution, chacun est déterminé par la révolution elle-même. Tout au plus peut-il se trouver des héros qui soient capables d'intervenir pour faire respecter le débat démocratique entre les forces révolutionnaires et maintenir une libre discussion. On ne peut rien dire ni souhaiter de plus.

M.-A. B.: Venons-en à votre activité d'écrivain. En moins de cinq ans, le vieux langage de l'orthodoxie marxiste, qui nous a tous marqués et dans lequel vous vous êtes débattu une bonne partie de votre vie, s'est enfin brisé. Le débat et l'analyse révolutionnaires renaissent après cinquante ans de répétitions et de scléroses. On assiste à l'apparition d'une pensée neuve, chez Marcuse, Foucault ou Deleuze, et surtout chez des milliers de gens — militants ou non — qui soudainement se sentent concernés par un débat théorique, jusqu'ici réservé à quelques centaines d'individus spécialisés. On y retrouve les meilleurs éléments du marxisme, mais aussi des idées nouvelles, l'anti-psychiatrie, une ré-interprétation des données de l'ethnologie et de l'anthropologie... Vous avez écrit en 1952 Saint Genêt, comédien et martyr, un livre prémonitoire où vous traitiez déjà, à travers l'analyse sociale et une certaine conception de la psychanalyse, des problèmes qui nous touchent plus particulièrement depuis un ou deux ans, la délinquance, la prison, l'homosexualité, la fabrication des valeurs morales et sociales. Aujourd'hui, vous semblez vous éloigner du débat, écartelé entre votre action proprement militante et votre travail sur Flaubert, un auteur du XIXe siècle, quel que soit l'intérêt que présente cette étude.

Jean-Paul Sartre: Je ne crois pas être absent de ce débat et mes livres sur Flaubert prétendent y participer à leur façon. D'abord par la question fondamentale que j'entends poser: dans l'état actuel de nos connaissances, que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui? Si je réussis, j'aurai dégagé une méthode qui dépasse de loin la situation d'un écrivain du XIX' siècle.

M.-A. B.: Mais la vie de Nizan, par exemple — qui a été votre ami et dont vous pourriez parler plus facilement que de Flaubert — pose elle aussi la question des rapports de l'homme avec l'histoire et de l'écrivain avec la société. Nizan, c'est encore notre problème: voilà un intellectuel et un écrivain révolutionnaire qui a crié sa révolte et affirmé sa liberté, qui s'est engagé dans l'action militante et qui a été dévoré par le communisme. Au revers de ses idées et de son combat, à la faveur de ceux-ci, le stalinisme installait son appareil, sa terreur, et, au fond, abandonnait le projet révolutionnaire. Cette aliénation, la pire qui soit, a été subie par des générations d'intellectuels et de militants. Il est probable qu'elle ne se limite pas au stalinisme; nous la vivons encore à d'autres niveaux. N'y a-t-il pas là, pour préserver les actions à venir, une analyse à faire et un préalable à lever? Alors, pourquoi Flaubert plutôt que Nizan?

Jean-Paul Sartre: Ce qui m'intéresse chez Flaubert, c'est précisément qu'il a refusé d'aller jusqu'au bout. Il a soutenu l'idée d'une aristocratie bourgeoise, il s'est dressé contre l'insurrection de 1848 et la démocratie. J'essaie de montrer pourquoi il s'est comporté ainsi, en parlant de son enfance, de sa famille, de l'histoire, comment il a choisi l'imaginaire et son aliénation. La méthode devrait pouvoir servir ensuite pour d'autres analyses, et cela me semble aussi important que de cerner exactement le mouvement anti-hiérarchique et libertaire que nous avons évoqué.

Vous me parlez de Nizan et vous semblez croire que j'ai une position privilégiée parce que je l'ai connu. C'est faux: les rapports réels avec les personnes sont d'une part, certes, de la communication mais jamais entière, brouillée par de la magie. Il faut s'abstraire de cette magie (l'homme est un sorcier pour l'homme, etc.) et traiter le sujet étudié d'après les documents et témoignages comme si on ne l'avait jamais connu. Ou plutôt disons que ce qu'on a senti ou deviné dans les relations qu'on a eues avec lui doit nous apparaître comme un témoignage parmi d'autres, le nôtre. Reste le problème de l'intellectuel tel qu'on peut l'envisager aujourd'hui — et non à partir de Nizan. Selon moi, il y a deux sortes d'intellectuels: l'intellectuel classique, qui vit la contradiction entre l'universel et le particulier, et le nouveau qui ne veut plus porter sa conscience en écharpe et se met à l'épreuve en s'établissant en usine. Je vous citerai le cas d'un ami, ancien électricien, qui a passé son bachot tout seul et qui est actuellement agrégatif en philosophie. Celui-ci ne rapporte plus les connaissances qu'il acquiert à sa seule subjectivité, mais à sa vie de prolétaire et à son métier. Je pense qu'il représente une nouvelle espèce d'intellectuels qui tend à abolir — un peu comme en Chine — la division du travail imposée par le capitalisme. Mais à soixante-sept ans, je ne peux pas aller travailler en usine, je reste un intellectuel classique et j'écris sur Flaubert.

D'un autre côté, conscient des urgences que définit la situation actuelle, je participe à un mouvement politique et à la Cause du Peuple. Là, je ne pense pas que je doive distribuer des conseils ou une vérité ex cathedra. Ce n'est plus le rôle de l'intellectuel aujourd'hui. Les maos l'ont compris et je suis d'ac-[S. 35]cord avec eux: on n'a pas d'idées tout seul, la vérité vient du peuple. Il ne s'agit plus de donner des idées aux masses, mais d'aller les chercher en leur sein et de les exprimer plus clairement si elles y consentent, en suivant leur mouvement. Dans Libération, par exemple, je pourrais exposer une idée qui sera celle de tous et la mienne en même temps, mais je ne songerais pas à écrire moi-même un livre qui déciderait de la conduite à tenir. Quant à théoriser ou analyser la situation présente, comme vous me le demandez de le faire, je ne crois pas que l'époque s'y prête: le mouvement est vaste et contradictoire — pourquoi les maos, pourquoi le M.L.F., et quels pourraient être leurs rapports? Il faudrait y consacrer des années ce qui n'a aucun sens dans une situation mouvante.

M.-A. B.: Que pensez-vous des élections? Allez-vous voter?

Jean-Paul Sartre: Je ne voterai pas. Le suffrage universel est fait pour séparer les travailleurs, briser les solidarités de classe. L'individu isolé abandonne sa voix sans contrôle ni contrepartie: voici ma souveraineté, faites-en ce que vous voulez, vous appliquerez votre programme ou vous ne l'appliquerez pas. J'ai voté Guy Mollet en 1956, pensant me prononcer pour la paix en Algérie: j'ai été très surpris du résultat. Je ne conçois la démocratie que directe: des assemblées votant à main levée et déléguant à l'un de leurs membres des pouvoirs strictement limités. L'élu n'est pas le représentant de l'assemblée, mais en quelque sorte l'assemblée elle-même: simplement, c'est lui qui va exposer les revendications au patron, par exemple, parce qu'on ne peut se déplacer à deux mille. Mais il reste contrôlé et révocable à tout instant. Si au contraire vous cherchez à mettre Marchais à la place de Messmer après une lutte concurrentielle qui ne peut opposer que deux individus semblables, vous mettez très exactement Messmer à la place de Messmer.

M.-A. B.: Les trotskystes présentent des candidats. Ils vont voter pour l'union de la gauche au deuxième tour parce qu'ils pensent qu'une défaite de l'U.D.R. peut précipiter une crise...

Jean-Paul Sartre: J'appelle cela le vote machiavélique. C'est prendre le vote pour l'inverse de ce qu'il est, voter pour les socialistes et les communistes parce que vous espérez que Pompidou dissoudra l'assemblée et que vous participerez, en les gauchissant, aux luttes qui pourraient s'en suivre. Mais cela a toute chance de se retourner contre vous. Les impondérables sont tels que vous risquez bien de vous retrouver avec un gouvernement dont vous ne voulez pas.

Il ne faut pas entrer dans le système. Voter, quel que soit le bulletin, c'est voter pour le vote et déjà accepter les institutions. Comment l'action légale — celle du Parti communiste par exemple — pourrait-elle renverser la loi? Il faudrait qu'elle se détruise elle-même en une contorsion si absurde qu'elle en devient improbable. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai été attiré par les maos: je crois à l'illégalité.

(propos recueillis par Michel-Antoine Burnier)