Home    Originals    Abstracts    Essays    Biography    Bibliography    Links

Pouvoir et liberté: actualité de Sartre

Libération 6 janvier 1977, S. 10-11

 

[S. 10]

- Un extrait du dialogue quotidien : J.P. Sartre P. Victor

- Un livre en chantier « par-delà les choses écrites »

 

Actualité de Sartre. Un film, des essais ont suscité une multitude de commentaires, comme la plaque sensible d’une époque. Un miroir que l’on va interroger. A l’heure où beaucoup se découvrent orphelins après une folle équipée idéologique, Sartre apparaît comme une permanence. Et chacun de redécouvrir une vie qui a déjà travaillé les problèmes de la liberté dans son choc permanent avec les pouvoirs, de quelque nature qu’ils soient. La charrue théorique de Sartre était déjà passée par là. Retour à Sartre. Le principal philosophe des trente dernières années, sert à déchiffrer l’air du temps. Pour réfléchir aujourd’hui sans entraves. Les dialogues de Sartre et de Victor présentent deux intérêts. Ils sont l’actualité quotidienne de la réflexion et de l’activité de Sartre. Sartre en 77, ce sont ces dialogues enregistrés, repris, commentés, dérivés et repris une nouvelle fois, il y a ces deux expériences très différentes qui se confrontent et s’interpellent depuis 1972.

S.J. [A.B. : Serge July]

 

« Lorsque nous avons 17 ans, tu nous pousses à l’action, passionnément. On y va, on entre en politique. En politique absolue. Toi, tu restes sur les côtés. Dès lors on t’oublie un peu et on va faire, seuls, une expérience éprouvante. Parties de la liberté, on redécouvre à travers l’action politique, la chefferie là où on ne l’attendait plus. Très pénible, cette expérience de retournement. Ce grand retournement de liberté, toi tu ne le vois pas bien. Il est normal que de ce point de vue je te pose des questions et que je te mette en question. Il doit bien y avoir des choses qui encombrent la philosophie de liberté ? » L’indépassabilité du marxisme, par exemple.

Pierre Victor, ex-dirigeant de la gauche prolétarienne résume en quelques mots sa part d’interrogation dans un dialogue qu’il a noué avec Sartre depuis plusieurs années. Chef qui a cessé d’être chef, mais qui n’est pas redevenu simplement un homme privé, comme dirait Sartre, il sait de quoi il parle. Ayant conduit et dirigé le groupe d’après mai 68 qui fut à la fois le plus achevé et plus contradictoire, il est particulièrement bien placé pour savoir qu’il ne suffit pas de vouloir emprunter les chemins de la liberté pour se garde du pouvoir. Mais laissons là l’individualité P. Victor et l’expérience spécifique de l’ex-GP. Car ce qui nous intéresse de ce dialogue de plusieurs années dont publions aujourd’hui un raccourci, dépasse et l’un et l’autre, et nous concerne tous. Qui d’entre nous, en effet, n’a pas un jour ou l’autre connu cette expérience du retournement, cette transformation de la liberté en son contraire, éprouvé cette ruse de l’histoire qui a voulu que l’autorité et la hiérarchie reviennent par la fenêtre alors que nous les avions chassées par la porte ? Et c’est cette expérience justement que nous ne cessons de chercher à comprendre. Mais pourquoi précisément avec Sartre ? Pas simplement parce que son œuvre, qui s’arrête au seuil de l’indépassabilité du marxisme, nous y conduit. Pas seulement non plus parce que Sartre fut, en quelque sorte, le directeur de conscience de générations entières. Mais surtout parce que Sartre, au-delà de son œuvre dont il nous dit qu’elle est terminée, nous doit un dernier livre. Le premier à avoir posé le problème du rôle de l’individu dans l’histoire, le premier à avoir posé le problème de la liberté face au marxisme comme philosophie d’État, Sartre peut nous parler encore. Ce livre ne sera pas vraiment un livre mais un dialogue. Un livre dit Sartre « par delà les choses écrites », « par delà son œuvre propre ». Peut-être faut-il y voir plus qu’une simple contrainte due à la maladie et à la cécité : l’esquisse d’une pensée collective, d’une pensée de nous comme il dit dans son jargon. Un dialogue avec nous : un renvoi incessant de questions et de réponses. On n’a pas fini de dialoguer avec Sartre sur le pouvoir et la liberté.

P. Blanchet

Mort ?

Pierre Victor : Libération nous demande de dire ce que nous faisons ensemble. On reparle beaucoup de toi dans la presse ces derniers temps. Et ça a l’air d’étonner : on te croyait mort.

Jean Paul Sartre : Impression donné par Contat lui-même qui terminait son film par une vue de mon appartement vide, entièrement vide, ça venait après des déclarations, des visions vivantes et là on voyait l’homme mort. C’est-à-dire, son absence de l’appartement : sans doute étais-je présent au cimetière Montparnasse.

Pierre Victor : Mais depuis quelques temps, tu étais déjà un peu mort ?

Sartre : J’étais mort depuis le « Flaubert » et même sans doute un peu avant.

P.V. : À l’époque où l’université célèbre la mort de l’homme il était normal que tu meures aussi.

Sartre : oui, c’était une pensée qui méritait d’être développée un moment pour qu’on puisse apercevoir sa fausseté. L’homme mort c’était vraiment moi. J’écrivais, on ne me lisait plus.

P.V. : Mais maintenant tu n’écris même plus. Alors qui écrira « Pouvoir et liberté ».

Sartre : Aujourd’hui on parle de moi comme d’un mort vivant. Je pense qu’on parlera de moi autrement si nous publions ce livre.

P.V. : Un mort vivant, un immortel en quelque sorte, mais toi-même tu as dit que ton œuvre était finie.

Sartre : Oui, mais justement dans ce livre-là je ne pense pas qu’elle sera finie. Simplement les méthodes ne sont plus valables puisque je ne vois un bout de papier et puis assis à une table … ces méthodes ne sont plus valables puisque je ne vois plus. Je ne suis pas aveugle mais je ne vois plus suffisamment pour écrire ou pour lire alors désormais une écriture pour moi ne peut exister que sous forme de dialogue. Dicter ça n’a pas grand sens : c’est pour cela que j’ai abandonné mon Flaubert. Il fallait que je le fasse seul, comme j’avais commencé. Que je réalise moi-même les textes. Je ne peux pas faire lire dix fois le même texte par un secrétaire. Il aurait trouvé la besogne humiliante. Donc il fallait une autre méthode. La méthode c’était de découvrir quelqu’un que je puisse considérer comme mon égal, qui cherche comme moi certaines choses et avec qui je discute à qui j’expose des idées, qui les prend en notes qui me répond.

P.V. Ce n’est pas évident entre nous deux l’égalité. On peut imaginer que tu es un père pour moi sous une forme ou une autre, dans ce cas l’égalité n’existerait pas.

Sartre : On pourrait dire aussi que tu me manœuvres et l’égalité n’existerait pas non plus. Ou je suis un vieux con que tu manœuvres ou un grand homme auprès duquel tu viens nourrir tes idées. Voilà les deux possibilités. Il reste précisément la bonne : c’est qu’on soit des égaux.

P.V. Mais, alors il faut dire comment cette égalité est née, et se développe ça n’allait pas de soi.

Sartre : Non, il faut qu’on raconte un peu notre rencontre.

 

II La rencontre

Sartre : J’ai déjeuné un jour avec toi au printemps 70.

P.V. : Nous t’avions proposé de devenir directeur de la « Cause du Peuple ». Et tu devais nous donner ta réponse. C’est la première fois que nous nous voyions tous les deux. Qui pensais-tu que tu allais rencontrer ?

Sartre : Un étrange personnage, qui me faisait un peu comme Milord l’Arsouille[1]. C’est-à-dire un chef révolutionnaire qui tantôt était Chinois ou lié aux Chinois, tantôt était un bourgeois riche mais d’opinion valable, tantôt un politique profond qui était suivi par une masse. Je ne savais pas exactement. J’étais assez curieux de te voir ce matin-là, étant donné ce qu’on m’avait dit. Et toujours le secret. Quand on parlait de toi, c’était : « On ne sait pas s’il viendra … ». Bref, un personnage mystérieux.

P.V. : Tu me vois …

Sartre : Je te vois et ce qui m’a plus immédiatement, c’est que tu m’as paru à la fois beaucoup plus intelligent que la plupart des politiques que j’avais vus jusque-là, en particulier les communistes, et beaucoup plus libre. Je dis bien. Tu ne refusais pas de traiter des sujets moins politiques. Tu avais en somme le genre de conversation en dehors du sujet principal que j’aime bien avoir avec les femmes : sur l’événement, chose qu’avec les hommes on a rarement.

P.V. : Tu ne m’as pas pris tout à fait comme un chef ni tout à fait comme un mec.

Sartre : Tu étais quand même un mec, mais un mec qui avait des qualités féminines. Ça ne me poussait pas dans tes bras : je ne suis pas homosexuel. Non, mais je te trouvais sympathique de ce point de vue là.

P.V. : Quand t’es-tu intéressé d’une discussion théorique fondamentale entre nous ?

Sartre : Ça s’est fait peu à peu. On me voyait de temps en temps : il fallait bien qu’on me dise un peu ce qui se passe. Sans ça j’aurais eu l’air d’un con. Ç’aurait été fâcheux. Alors on se réunissait. Je te rencontrais, toi, dans certaines circonstances : par exemple, lors de l’affaire de Bruay-en-Artois. J’ai donc eu des rapports avec toi qui peu à peu se sont transformés. Ils étaient bons, c’est-à-dire différents, d’après ce qu’ont dit, des rapports que tu avais avec d’autres : on t’a reproché, tu le sais, d’être dur parfois. Je n’ai pas pu le vérifier. Entre nous, il y avait vraiment de la liberté : la liberté de mettre sa position en danger. Ce que je trouvais chez toi, c’était la possibilité d’être chef mais en même temps autre.

P.V. : Je me rappelle : quand je t’ai annoncé que l’ex-GP se dissolvait, ça t’avait ennuyé. Et de n’avoir pas un chef en face de toi. C’est comme si ça te manquait.

Sartre : Non, pas le chef … La dissolution des maos, en effet, j’ai regretté un certain temps.

P.V. : À partir de ce moment, tu dialogues avec quelqu’un qui n’a plus la même position.

Sartre : Un chef qui cesse d’être un chef, ce n’est pas quelqu’un qui redevient simplement un homme privé. L’expérience de chef, j’ai observé dès nos premiers rapports que tu la considérais à la fois comme existante et comme étrangère à toi. Le genre d’information que donne cette expérience de chef m’est particulièrement intéressant : ce n’est pas un monde sacré auquel tu te réfères, mais plutôt un monde que tu as jugé bon, certes un moment, mais que tu ne t’empêches pas de trouver légèrement ridicule. Cet univers d’après chef, voilà ce qui m’intéresse.

P.V. De mon côté, j’éprouve un intérêt analogue en un sens à explorer un univers d’après la théorie écrite. Quand je te pousse à remettre en question tel ou tel point de ton œuvre, je dépouille des livres et plus généralement tel point de ton œuvre, tout l’univers théorique de leur sacré, c’est très plaisant. Mais il y a autre chose, de plus profond : discuter avec toi, c’est rendre compte, comprendre mon [S. 11] expérience. C’est aussi à toi, en un sens, que je demande des comptes : après tout, lorsque nous avons 17 ans, tu nous pousses à l’action, passionnément. On y va, on entre en politique. En politique absolue. Toi, tu restes sur les côtés ; dès lors, on t’oublie un peu et on va faire, seuls, une expérience éprouvante. Partis de la liberté, on redécouvre, à travers l’action politique, la chefferie là où on ne l’attendait plus. Très pénible, cette expérience de retournement. Ce grand retournement de la liberté, toi tu ne le vois pas bien. Il est normal que de ce point de vue, je te pose des questions et que je te mette en question. Il doit bien y avoir des choses qui encombrent la philosophie de la liberté. « L’indépassabalité du marxisme » par exemple.

Sartre : Bon, pour moi ça n’est plus : je ne pense plus ça.

P.V. : Je me demande pourquoi tu ne nous a donné que des « perspectives » morales et politiques. Des indications seulement. Tu as 71 ans, tu considères qu’en un sens ton œuvre est finie. Cette œuvre, tu l’as programmée. Or, nous ne pouvons voir – nous les lecteurs – que tu n’as pas arrêté d’approfondir la réponse à la question : Comment comprendre un individu ? Du Baudelaire à l’Idiot de la Famille, tu nous combles. Pour le reste, la morale : tu nous as fait des promesses.

Sartre : Mais ce livre, « Pouvoir et liberté », dont tu parles souvent avec un peu de suspicion (tu dis en général : « S’il paraît »), ce livre-là, c’est pour moi la morale et la politique que je voudrais avoir terminé à la fin de ma vie.

P.V. : Reconnaissons alors qu’il aura fallu la rencontre avec une expérience très différente et d’autre part un accident de santé pour que cela devienne possible. Autrement dit, il a fallu des éléments hors programme pour que cette perspective devienne un project. Sans cela, tu aurais fini Flaubert.

III. La pensée de nous

P.V. : De plus. tu vas développer cette pensée dans des conditions toute nouvelles. Tu as toujours considéré que penser, c’était penser seul.

Sartre : Et je le considère encore.

P.V. : Mais alors, par rapport à ce que nous faisons ensemble est-ce que tu n’as pas une petite distance ironique ? N’y a-t-il pas en toi un vieux jeune homme qui se dit, en face de notre travail, ce n’est pas ça.

Sartre : Ce n’est pas clair. Quelquefois, je me dis voilà ce que nous pensons et « nous » a une forme un peu neuve. À d’autres moments, je sens ce que je pense, je vérifie que tu ne penses pas comme moi, et je retrouve ce que tu appelles le vieux jeune homme : c’est-à-dire je retrouve ma pensée solitaire.

P.V. Et quand tu la retrouves, est-ce que tu ne rigoles pas en te disant que tu es an train de jouer à finir ton œuvre ?

Sartre : Pas exactement. Je ne rigole pas. Je regarde une pensée commune en train de se faire ou de ne pas se faire ; je ne sais pas, autrement pas, autrement dit : je commence un « nous » dont je ne sais pas ou ça va nous conduire. J’ai cependant l’intuition d’un « nous » qui se manifesterait dans le livre. Il y aurait d’une part les pensées et les prises de positions sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Ici nous nous exprimerions par dialogues : nous retrouverons la pensée distincte des deux « je », mais ces deux « je » ne seraient pas exactement ce qu’on entend par un « je » ; étant donné que chacun d’eux se définirait par rapport à l’autre. Nous serions donc en mouvement vers le « nous ». Et puis, si ces deux « je » tombent d’accord pour un ensemble important d’idées, nous arrivons qu « nous » qui se manifestera dans les textes qui reflèteront notre accord.

P.V. : Mais quand tu sens tous ces déséquilibres dans la pensée en train de se faire, est-ce que tu es renvoyé à la conscience de ton état ?

Sartre : Non, jamais à la conscience de mon état. Jamais je ne pense que ce que nous faisons est une forme particulière due à une infirmité. La question est de savoir s’il existe un moment réel de nos discussions où nous pensons.

P.V. : Voyons plus précisément ce qui se passe : à partir de notre matériau d’étude – des textes sur la Révolution française – à certains moments nos pensées se croisent, on se dit par exemple : cette idée que les révolutionnaires avaient tous selon laquelle la révolution devait s’arrêter, finir, cache un immense problème. Nous prenons alors l’engagement de le poser ce problème.

Sartre : C’est un engagement envers une pensée qui n’est pas encore là, et que chacun de nous a pris. Ce n’est pas encore une pensée du « nous ». C’est une pensée de chacun de nous, envisageant la possibilité qu’une pensée qui soit notre pensée apparaisse. Il faudrait une pensée qui soit vraiment formée par toi et moi en même temps dans l’action de la pensée, avec les modifications chez chacun de nous que la pensée de l’autre amène et il faudrait arriver à une pensée qui soit nôtre, c’est-à-dire dans laquelle tu te reconnaisses mais en même temps, tu me reconnaisses et je me reconnaisse en te reconnaissant.

P.V. : Pour arriver à cette pensée du « nous », nous sommes aidés par le fait que nous partons en quelque sorte d’un « nous » confus, plus large que nous deux : dans notre travail par exemple nous partons de l’expérience de la révolution. Dans cette expérience, il y a déjà un « nous » que confusément nous saisissons.

Sartre : Que nous saisissons grâce à ce que Pascal appellerait l’esprit de finesse. Ce qu’on entend par là, ce n’est pas comme dans les sciences mathématiques ou physiques le recours à quelques principes clairs et simples, dont tout homme a l’usage : ces principes sont tellement abstraits et vides (le principe d’identité, de causalité par exemple) qu’il est impossible de les saisir comme issus d’un premier « nous ». L’esprit de finesse, lui, est fait d’un grand nombre de principes, variant avec les époques qui souvent s’interpénètrent et qui s’appliquent naturellement à des objets proprement humains (l’individu, la société, la politique). Entre deux contemporains, ces principes sont en grande partie communs. C’est à partir d’eux que nous trouverons les pensées qui seront nôtres.

P.V. : Et cette pensée du « nous » vaudra si elle rend possible l’action de « nous ». Admets-tu que la validité de cette pensée se mesure à sa puissance dans le champ d’action ?

Sartre : Oui.

P.V. : Il s’agirait pour nous de rendre explicite une pensée confusément solidaire : c’est dans ce sens que nous voulons, dans le livre, refondre l’idée démocratique.

Sartre : Exactement. Le démocratique que nous voulons trouver sous sa vraie forme, ce n’est pas, ce que j’ai longtemps cru, la totale liberté de la personne, mais c’est plutôt la nôtre, c’est-à-dire la liberté réciproque, la liberté des personnes en tant que liées entre elles, d’agir et de penser en pouvant dire « nous ».

P.V. : Tu es donc prêt à remanier certains de tes principes s’il faut dans ce livre ?

 

IV. À nouveau la mort

Sartre : Oui, dans une certaine mesure. Mais ma situation est quand même assez curieuse : en gros j’ai fini ma carrière littéraire. Le livre que nous faisons actuellement est un livre par delà les choses écrites. Ce n’est plus tout à fait un vivant, un vivant plus âgé qui parlerait avec toi, je suis un peu dégagé de mes œuvres et cependant, j’en garde la continuité, je veux avec toi – ce qui ne me gêne pas, je fais chaque livre en grande partie sans rapport avec les précédents – faire une œuvre qui est par delà mon œuvre propre.

P.V. Mais s’agit-il du dialogue d’un mort et d’un vivant ou de deux vivants par-delà un mort ?

Sartre : Tantôt l’un, tantôt l’autre. Je ne suis pas mort en fait : je mange et je bois, mais je suis mort en ce que mon œuvre est terminée. Le livre que nous faisons c’est grâce à toi qui peut me lire, l’écrire qui se fera, sinon je ne serais pas capable. Cela même implique que mes rapports avec tout ce que j’écris jusque là ne sont plus les mêmes : je travaille avec toi, tu as des idées qui ne sont pas les miennes, et qui me forcent à aller dans certaines directions où je n’allais pas, donc je fais quelque chose de neuf, je le fais comme une dernière œuvre et en même temps, comme une œuvre à part, qui n’appartient pas à l’ensemble quoique naturellement ayant des traits communs : la saisie de la liberté par exemple …

P.V. On est donc trois au moins avec la mort ?

Sartre : Si tu veux. C’est par toi surtout que vient la mort : parce que tu me lis, en même temps tu penses sur ce que tu lis et tu me l’apportes pour me décentrer un peu, pour m’ôter de ma trop magnifique suffisance.

P.V. : Même si le livre ne paraît pas, parce qu’on n’y arrive pas ensemble, ou du fait de la mort, one se sera amusé.

Sartre : C’est ça qu’il faut dire. Et moi je suis comme le jeune homme dont tu parlais : je fais mon premier livre.



[1] Personnage légendaire du 19e siècle. Jeune noble qui fréquentait la pègre. A été le sujet d’un film avant 39.