Les sorcières de Salem
Intervention lors du colloque du Groupe d'études sartriennes à Paris le 24 juin 2023
Le scénario Les sorcières de Salem est resté jusqu'à présent inédit et peu connu, bien qu’il s’agisse de la plus importante œuvre cinématographique de Sartre. Il y a deux raisons pour arriver à une telle appréciation. D’abord parce que si l’on cherche parmi les œuvres littéraires de Sartre celle qui mérite le nom d’un testament politique, il faudrait mentionner Les sorcières de Salem, et ensuite parce qu’il s’agit d’une excellente illustration littéraire des œuvres philosophiques de Sartre des années 1950 et 1960, de Questions de méthode et de la Critique, et même de ses notes des années 1960 sur l’éthique publiées à titre posthume.
Le scénario Les sorcières de Salem est une adaptation cinématographique du drame The Crucible d'Arthur Miller. Pour bien apprécier le scénario, il faut non seulement le comparer au drame de Miller, mais aussi le mettre en relation avec les circonstances historiques et leurs interprétations.
L'histoire des procès de sorcières à Salem se déroula en grande partie entre février et l'automne 1692. Les accusatrices étaient principalement des filles et des jeunes femmes âgées de neuf à dix-huit ans. En revanche, la plupart des accusés étaient des personnes âgées, dont environ 80% des femmes. Une personne très particulière parmi les accusés était Tituba, l'esclave amérindienne du révérend Parris, probablement originaire du Venezuela.
Les procès en sorcellerie se répandirent rapidement de Salem Village, aujourd'hui Danvers, une banlieue de Boston, aux villages voisins. Au total, plus de 200 personnes furent accusées. Les preuves reposaient principalement sur des preuves spectrales, c'est-à-dire sur les déclarations des accusatrices selon lesquelles des accusés leur étaient apparus comme des fantômes et les avaient torturés. Ce type d'accusation, déjà partiellement contesté à l'époque, était pratiquement irréfutable. Sur les plus de 200 accusés, 19 furent pendus et un mourut sous la torture. Dans la pratique, les procès se terminèrent lorsque des personnes de haut rang furent également soupçonnées de sorcellerie. Le nouveau gouverneur Phips, en poste depuis mai 1692, dissout alors le tribunal. Les personnes impliquées dans les jugements commençaient alors lentement à émettre des critiques sur les procédures. Cela conduisait finalement à la révocation des jugements et à une indemnisation partielle ; les derniers cas furent réglés en 1712.
En ce qui concerne la préhistoire, les historiens s'accordent à constater que le Massachusetts, en tant que Massachusetts Bay Company, était un cas particulier en Amérique. Il fut fondé en 1628 en tant que colonie théocratique où pratiquement seuls les puritains étaient autorisés à vivre. Pour faire partie de la communauté et donc avoir le droit de vote politique, il fallait même avoir une expérience personnelle de conversion. Depuis sa création, le Massachusetts connaissait un développement très dynamique, non seulement en termes de population, mais aussi d'un point de vue économique. Les anciennes familles de fermiers de la première génération de colons furent remplacées par une nouvelle classe qui gagnait désormais sa vie dans le commerce et la navigation et dont les enfants fréquentaient l'université de Harvard. Les tensions politiques et religieuses augmentèrent en conséquence. Elles furent exacerbées par les luttes politiques en Grande-Bretagne, qui aggravèrent les tensions dans le Massachusetts et entre le Massachusetts et Londres. Le nouveau gouverneur Phips revint à Boston en mai 1692 avec une nouvelle charte qui marqua finalement la fin du règne théocratique dans le Massachusetts.
Ces procès de sorcières passèrent longtemps sous silence. Ils n'étaient pas une source de fierté pour la jeune Amérique. Le livre de Marion Starkey, The Devil in Massachusetts, marqua un changement décisif en 1949. S'appuyant sur la théorie de Sigmund Freud, elle analysa les procès comme l'expression d'une hystérie sociale. Elle qualifia les filles de « pack of 'bobby-soxers' » qui déclenchaient une terreur calviniste pour se débarrasser de leurs tensions émotionnelles. Elle souligna également que de telles « chasses aux sorcières » avaient encore lieu dans les années 1940, lorsque des idéologies pseudo-scientifiques – elle mentionna notamment le fascisme – remplaçaient les religions.
Le livre de Starkey et The Crucible de Miller ont suscité chez les historiens un grand intérêt pour les événements de 1692, qui se poursuit encore aujourd'hui. Contrairement à Starkey, qui argumenta surtout d'un point de vue psychologique, il devint populaire à partir des années 1960 de raisonner d'un point de vue sociologique. Paul Boyer et Stephen Nissenbaum écrivirent dans leur livre Salem Possessed. The Social Origins of Witchcraft de 1974, que derrière les procès en sorcellerie se cachait un factionnalisme d'origine socio-économique : les familles moins riches et religieusement conservatrices des Putnam se seraient battues contre les familles plus riches et plus ouvertes des Porter, les premières du côté des accusatrices, les secondes du côté des accusées.
Dans un deuxième livre, The Devil in the Shape of a Woman, paru en 1987, Carol F. Karlsen soulignait que les procès étaient avant tout la conséquence d'un système social patriarcal et misogyne. Pour elle, même les accusatrices, les jeunes femmes, étaient des victimes du patriarcat. Dans un troisième livre, In the Devil's Snare, paru en 2002, Mary Beth Norton défendait en revanche la thèse selon laquelle les procès de sorcières étaient avant tout marqués par des idées racistes. Elle se référait d'une part à l'amérindienne Tituba en tant que première accusée et d'autre part aux guerres qui éclataient de temps à autre avec quelques Premières Nations. Pour Norton, sans les guerres contre les Premières Nations, il n'y aurait pas eu d'accusation.
Dans Switching Sides de 2018, Tony Fels déplora que ces études plutôt sociologiques ne montrent non seulement aucun respect ni aucune compassion pour les accusés exécutés, mais plus encore qu'elles ne soient plus capables de comprendre le comportement des individus. Il plaida pour un retour à une vision plus psychologique et, surtout, pour une étude accrue du rôle du puritanisme. Fels évoqua ici le problème du rapport entre les analyses psychologiques et les analyses sociologiques et historiques, un problème qui préoccupait Sartre lui-même dans ses réflexions sur Guillaume II dans les Carnets de la drôle de guerre, dans Matérialisme et révolution, Questions de méthode et à nouveau dans son Flaubert.
Ces discussions sur les raisons qui se cachent derrière les procès n'auraient guère eu lieu sans The Crucible de Miller. The Crucible, écrit en 1952 et joué pour la première fois en 1953, est une version théâtrale en quatre actes de ces événements historiques. Pour des raisons essentiellement théâtrales, Miller modifia toutefois considérablement les événements historiques. Il augmenta l'âge d'Abigail, l'une des principales accusatrices, de onze à dix-sept ans et abaissa l'âge de John Proctor de soixante à trente ans. Ainsi, une relation amoureuse entre les deux pouvait devenir un élément important de la pièce. Et en déclarant que Tituba était noire et non amérindienne, Miller renforça l'élément raciste du drame.
Dans le premier acte, nous apprenons les antécédents : que les filles dansaient nues dans la forêt, que John et Abigail avaient une relation sexuelle, que John Proctor avait un problème avec révérend Parris et qu'il venait donc rarement à l'église, et que le conflit entre Thomas Putnam et les autres fermiers concernait surtout la propriété foncière. À la fin du premier acte, le révérend Hale interroge Tituba en tant que première accusée. Ainsi commence une cascade d'accusations de sorcellerie. Dans le deuxième acte, nous nous trouvons dans la maison des Proctor, où Elizabeth est arrêtée pour sorcellerie. Le troisième acte se déroule dans l'antichambre de la salle d'audience. John Proctor tente de sauver sa femme d'une condamnation à mort en avouant sa liaison avec Abigail. Pour sauver l'honneur de son mari, Elizabeth le nie, ce qui conduit à l'arrestation de John. Dans le quatrième acte, nous nous trouvons dans une cellule de la prison de Salem. Avec l'aide d'Elizabeth, les juges tentent de convaincre John Proctor d’avouer. Pour sauver sa réputation, John déchire ses aveux. Danforth, le gouverneur adjoint, donne alors l'ordre de pendre John.
Outre l'intrigue, il y a sept digressions historiques dans lesquelles Miller fait présenter par un narrateur le contexte historique des procès en sorcellerie de Salem. Dans la plupart des représentations de The Crucible, on renonce toutefois à ces digressions.
Le motif pour lequel Miller écrivit The Crucible était son opposition à la « Peur rouge », au mccarthysme et aux activités de HUAC, le House Un-American Activities Committee, une commission d'enquête de la Chambre des représentants des États-Unis. HUAC convoquait surtout des intellectuels et des artistes – les plus fameux venaient d'Hollywood – pour les interroger sur les activités communistes. Ceux qui avouaient et donnaient des noms, comme dans The Crucible, étaient libres, ceux qui n'avouaient pas risquaient l'interdiction de travailler et de quitter le pays, ou, s’ils étaient des étrangers, même la déportation. Miller, qui avait lui-même des contacts avec des organisations communistes, fut convoqué à l'été 1956 devant HUAC et condamné une année plus tard à une peine de prison avec sursis pour ne pas avoir donné des noms.
La chasse aux communistes comme thème de la littérature n’était d’ailleurs pas un privilège de Miller. L’écrivain allemand Lion Feuchtwanger l’avait traité en 1947 dans une pièce de théâtre portant sur les mêmes procès de sorcières de Salem. Et Aldous Huxley écrivit en 1952 Les diables de Loudun où il se référait à des procès similaires dans la France de 1634. Sartre publia en 1955 la farce Nekrassov sur des fake news, travailla en 1954 au drame Part du feu et écrivit plusieurs articles contre l’anticommunisme virulent de l’époque comme Les communistes et la paix (1952/54), Les animaux malades de la rage contre l’exécution du couple Rosenberg aux États-Unis (1953) et Les boucs émissaires (1954) contre l’interdiction faite au ballet du Bolchoï de danser à Paris.
La critique de Miller dans la pièce allait cependant au-delà des circonstances politiques de son temps. Comme Starkey, il s'opposait dans The Crucible fondamentalement à une conception de la politique qui utilisait les catégories du bien et du mal, de Dieu et du diable, du ciel et de l'enfer. Il reprochait aussi bien aux communistes à l'Est qu'aux capitalistes à l'Ouest de pratiquer la politique dans le style de la religion.
Au début, The Crucible ne connut pas un grand succès. Les activités de HUAC bénéficiaient encore d'un grand soutien. Ce n'est que dans les années 1960, lorsque les rebelles contre l'establishment comme John Proctor bénéficiaient d'un plus grand soutien, que la pièce devenait la plus populaire de Miller.
La critique adressée à The Crucible n'était cependant pas uniquement politique. Bentley reprocha à Miller : « one never knows what a Miller play is about : politics or sex » (on ne sait jamais de quoi il est question dans une pièce de Miller : de politique ou de sexe). D'autres critiquaient le développement insuffisant des personnages dans la pièce et son apogée précoce. Plus tard, la pièce fut également critiquée pour son racisme et sa misogynie cachés.
La réception de The Crucible de Miller commença en France avec la traduction de Marcel Aymé sous le titre Les sorcières de Salem. Selon Simone Signoret, Miller avait exigé que Sartre ou Aymé traduise The Crucible. Mais son secrétaire Jean Cau aurait refusé au nom de Sartre. La première représentation eut lieu en décembre 1954 au théâtre Sarah-Bernhardt, avec Rouleau comme metteur en scène et Yves Montand et Signoret dans les rôles de John et Elizabeth Proctor. Sartre aurait assisté à la troisième représentation et aurait ensuite fait remarquer : « C'était pour moi, pourquoi n'ai-je pas fait cette adaptation ? ». On aurait alors recommandé à Sartre de mieux surveiller son secrétariat.
La mise en scène de Rouleau connut un grand succès. C'est pourquoi on aurait très tôt pensé à une version cinématographique. En automne 1955, Signoret se trouvait en RDA pour tourner un film. Déjà en octobre de cette année, une revue cinématographique de RDA annonça un projet de coopération entre la France et la RDA, selon lequel Sartre devait être le scénariste et Montand/Signoret les acteurs principaux. Cette coopération entre l'industrie cinématographique française et la RDA rencontra des résistances à l'Ouest, surtout en Allemagne de l'Ouest bien sûr. Le Congress for Cultural Freedom, un groupe anticommuniste soutenu par la CIA et opérant dans le monde entier, tenta également d'empêcher le projet.
Du côté de la RDA, il y eut également de la résistance. En juillet 1956, Anton Ackermann, le directeur de l'administration principale du cinéma au ministère de la culture de la RDA, tenta de stopper le projet des Sorcières de Salem. La situation se compliqua encore après que Sartre eut rompu avec les communistes après l'écrasement du soulèvement en Hongrie en novembre 1956. On ne sait pas comment Albert Wilkening, le directeur de la DEFA de l'époque, parvint à sauver le film. Entre novembre 1956 et octobre 1957, plusieurs hauts fonctionnaires de la culture furent écartés du pouvoir, jusqu'au niveau du bureau politique. Sartre réussit même à être mentionné lors d'une réunion du comité central du SED, où son œuvre L'enfance d'un chef fut critiquée comme pornographique par un membre du Politburo – c'est Lucien, qui traversait une phase d'homosexualité, qui les gêna.
Les dates clés de la production des Sorcières de Salem sont connues. Apparemment, en octobre/novembre 1955, le projet était déjà suffisamment avancé pour que Sartre commença à écrire le scénario. Selon les informations disponibles, il l'écrivit entre novembre 1955 et mai 1956. Le 30 mai 1956, Borderie, le partenaire français, et DEFA, la société cinématographique de la RDA, signèrent le contrat de coproduction. Le tournage commença en juillet et se termina, avec du retard, en novembre 1956. Les lieux de tournage se trouvaient surtout en RDA, à Babelsberg près de Berlin et sur la presqu'île de Rügen. Le 9 novembre 1956, Miller rendit une visite d'une journée aux studios de la rue Francœur à Paris, où il rencontra Signoret/Montand. On ne sait pas pour quelles raisons Sartre n'était pas présent. Selon Annie Cohen-Solal, il n'y avait jamais eu d'entretien personnel entre Miller et Sartre.
Le film sortit en France en avril et, dans une version plus courte, en RDA en octobre 1957. Dans les années qui suivirent, le film fut traduit dans plusieurs autres langues, y compris en anglais pour une édition américaine. Au Festival international du film de Karlovy Vary, en Tchécoslovaquie, en 1957, Montand, Signoret et Mylène Demongeot, l'actrice qui joua Abigail, furent élus meilleurs acteurs et Signoret reçut le British Academy Film and Television Arts Award de la meilleure actrice étrangère en 1958. Malgré ce succès international, Miller interdit, probablement en 1990 ou peu après, la diffusion et la distribution des Sorcières de Salem. La raison en était probablement le propre projet de Miller d'écrire sa version d'un scénario de The Crucible. Ce n'est que depuis 2017 que le film de Rouleau/Sartre est à nouveau disponible à la vente, après que Pathé avait réussi à acquérir la part des droits de Miller.
Il existe plusieurs versions du scénario de Sartre. Deux versions sont particulièrement remarquables en raison de leur intégralité. La première est une version dactylographiée, envoyée à Arthur Miller en 1956. Cette version compte 218 pages et se trouve aujourd'hui au Harry Ransom Center à Austin, Texas.
Le deuxième exemplaire est le livre de production utilisé par Borderie. Il se trouve, comme les documents suivants, à la BNF. Le livre est dactylographié et compte 286 pages. Il correspond presque, mais pas complètement, à la version finale du film, car le film fut monté après.
La BNF possède également une copie du scénario qui avait été envoyé à Miller. Il est décrit comme « 1 grande enveloppe portant l'inscription 'Les Sorcières de Salem / novembre 55 - février 56' ». Cette version ne contient cependant pas le prologue écrit par Sartre, ni quelques scènes supplémentaires et en particulier pas la fin du film. De plus, elle contient diverses révisions qui ne figurent pas dans l'exemplaire à Austin.
Les textes manquants dans cette version se retrouvent en partie ailleurs, sous forme de textes séparés. Il s'agit notamment de textes décrits dans la BNF comme « 15 feuillets dactylographiés dans un bloc note 'Le Messager' avec mention 'Sorcières de Salem' » et « 5 feuillets de dactylographie ».
Il existe un autre exemplaire du scénario de 389 pages, toutes écrites de la main de Sartre, à l'exception de huit pages dactylographiées et deux pages écrites d’une autre main. La BNF le décrit comme « Un manuscrit dont le début est dans un bloc note 'Le Messager' avec mention : 'Salem-Fin' avec mention 'avril-mai 56' ». Il s'agit probablement de la première version. Selon la description de la BNF, ce texte manuscrit serait postérieur au texte dactylographié envoyé à Miller – une indication peu probable.
Ce sont tous les textes retrouvés à ce jour. Il est possible qu'il existe encore une version du scénario dans les archives de DEFA à Berlin. Cohen-Solal, dans sa biographie de Sartre, parle d'un scénario de 300 pages et François Noudelmann, dans Un tout autre Sartre, écrit que la première tâche que Sartre imposa à Arlette après leur première rencontre en juillet 1956 fut de raccourcir son manuscrit de plus de 800 pages afin que Gallimard puisse le publier. Il n’est pas encore clair s'il s'agit de versions supplémentaires des Sorcières de Salem. Le projet d'Arlette pourrait être lié au fait que, comme le mentionnent Michel Contat et Michel Rybalka, il y avait chez Gallimard un projet de publier Les sorcières de Salem dans un livre avec Typhus.
Malheureusement, on ne trouve que très peu de choses sur Les sorcières de Salem chez Sartre et Beauvoir. À la mi-décembre 55, Beauvoir écrivit à Nelson Algren : « Sartre de son côté s’escrime comme un fou sur une adaptation cinématographique des Sorcières de Salem d'Arthur Miller, bien supérieure, je trouve, à la pièce originelle. Avec un bon réalisateur, ça pourrait donner un grand film ». Dans La Force des choses, on ne trouve que deux courtes phrases sur le film, indiquant que Sartre était en train d’écrire le scénario et que Rouleau l'avait très bien monté.
Le texte le plus détaillé sur ce sujet est le commentaire de Sartre sur la version d'Aymé dans le numéro de septembre/octobre 1955 de la revue Théâtre Populaire. Il y déplore entre autres : « l’inscription sociale de l’affaire s’est complètement estompée. […] ce combat social est devenu incompréhensible et la mort de Montand apparaît comme une attitude purement éthique. » Malheureusement, on ignore si Sartre savait qu'Aymé avait supprimé les digressions historiques et, s'il le savait, d'où il connaissait la version originale anglaise du drame. Il y a aussi d'autres mystères autour des Sorcières de Salem, comme par exemple comment Sartre savait que le prénom de la fille de James Putnam était Ann et non Ruth, comme Miller l'appelait.
En général, Sartre suit la pièce de Miller. Il s'agit vraiment d'une adaptation et non d'une interprétation radicalement nouvelle. Les personnages et les éléments de l'intrigue sont en grande partie les mêmes. Les plus grands changements sont des accentuations différentes : ce que Miller n'évoquait que comme une possibilité pouvait devenir un élément central chez Sartre. Ce qui est remarquable dans toute la pièce, c'est que la dimension éthique est beaucoup plus présente dans l'adaptation de Sartre que dans celle de Miller. La préférence de Sartre à traiter les questions éthiques de manière plus littéraire que philosophique se manifeste également dans ce scénario. John Proctor est sans cesse confronté à des défis éthiques : dans ses relations avec Elizabeth et Abigail ; en labourant son champ le dimanche ; pendant le sermon du révérend Parris ; lorsqu'il est question de signer une pétition adressée au tribunal ; au tribunal ; et puis surtout en prison, quand il est confronté à la question d'un aveu.
Il était déjà mentionné que Bentley reprocha à Miller de n'avoir jamais réussi à lier de manière compréhensible la politique et le sexe. Sartre résout ce problème central de la pièce de Miller à sa manière : Il renforce les deux aspects, la politique et le sexe. Pour ce dernier, il place une histoire d'amour au centre comme dans presque tous ses scénarios. Alors que John reproche au début à Elizabeth de se comporter comme un juge, Sartre la montre à la fin comme une femme qui accepte la décision de John de ne pas faire d'aveux mais de monter sur l'échafaud. Pour Sartre, l'amour ne consiste pas à tout faire pour l'autre, mais à accepter l'autre avec son choix fondamental.
Dans sa description de la relation entre John et Abigail, Sartre suivait fondamentalement Miller. Mais dans la description que fait Sartre de cette relation sexuelle, Abigail s'en sort beaucoup mieux. Elle aime vraiment John. Wendy Schissel, qui critiqua sévèrement Miller d'un point de vue féministe en raison de l'image négative qu'il donne des femmes impliquées, trouve des mots très élogieux pour Sartre quant à sa représentation des femmes.
Sartre renforce également l'élément politique. Il le fait d'une part en présentant les procès qui conduit à la chasse aux sorcières comme un conflit entre les paysans pauvres et l'élite. D'un point de vue historique, Sartre a tort. C'est pourtant à Miller que Sartre peut se référer. C'est Miller qui écrit qu'un conflit foncier est une cause possible. Ici, comme dans d'autres cas, Sartre dramatise la situation afin d'apporter plus de dynamisme au film et de maintenir le suspense jusqu'à la fin. La pièce gagne ainsi effectivement en suspense, et c'est pourquoi le film de Sartre est non seulement meilleur que l'adaptation d'Aymé, mais aussi meilleur que la pièce originale de Miller, comme l’avait annoncé Beauvoir.
Le deuxième élément important qui soutient l'aspect politique du film est la révolte des paysans qui prennent d'assaut la prison. Ici aussi, la révolte des paysans est totalement fausse d'un point de vue historique. Mais là encore, on trouve une source dans la pièce de Miller, lorsque révérend Parris évoque la rumeur d'une révolte dans le village voisin Andover et craint qu'une révolte n'éclate également à Salem.
Après avoir lu le projet de scénario de Sartre, Miller nota de sa main : « I did not agree with the sexual sophistication injected or the historically Dubious emphasis on the class struggle, but the spirit of the film is correct » (Je n'étais pas d'accord avec la sophistication sexuelle injectée ou l'accent historiquement douteux mis sur la lutte des classes, mais l'esprit du film est correct). Miller était manifestement conscient des deux problèmes centraux de son œuvre : le rôle du sexe et le rôle de la politique dans sa pièce. En ce qui concerne le sexe, il corrigea sa position de 1952 dans la version cinématographique de 1996, en accordant plus de place aux relations sexuelles et aussi au vaudou et en les présentant de manière plus positive.
En ce qui concerne l'aspect politique, il ne changea pas d'un iota sa position. Miller, un écrivain progressiste qui avait également visité l'Union soviétique, la Chine et Cuba et s'était engagé contre la guerre du Vietnam, ne voulait plus être rapproché du communisme. Ses expériences avec HUAC l'avaient sans aucun doute rendu prudent. C'était probablement la raison pourquoi Miller reprocha en 1972 à Sartre d'avoir fait de son adaptation cinématographique un « overly Marxist screenplay » (un scénario trop marxiste).
Il y a deux raisons de porter un jugement très positif sur le scénario de Sartre. Premièrement, il représente une sorte de testament politique de Sartre. Sartre montre une sympathie évidente pour les personnes économiquement défavorisées comme John Proctor et ses amis paysans. Lorsque Miller traite des questions de responsabilité éthique, ce sont les représentants de l'État et de la religion qui sont au centre, en particulier Danforth et le révérend Hale. Dans la version de Sartre, les questions éthiques sont centrées sur les actions de John Proctor. Chez Sartre, les femmes sont représentées de manière beaucoup plus positive, notamment dans les cas d’Abigail et de Sarah Good et Sarah Osborne. Lorsque John refuse de signer une confession, c'est parce qu'il craint pour sa réputation dans le cas de Miller, mais c’est parce qu'Elizabeth lui a rendu sa fierté dans le cas de Sartre. De même, la représentation de Tituba en tant que Noire, et donc la représentation du vaudou, est beaucoup plus positive chez Sartre que chez Miller. Et, last but not least, dans la version finale du film de Sartre, il n'est plus question d'Indiens maraudeurs et meurtriers comme chez Miller.
Sartre désigne aussi clairement ses adversaires politiques. Il s'agit d'une part de l'État bureaucratique, représenté par Danforth, qui ne connaît pas la pitié, mais seulement la rigueur des règles bureaucratiques. D'autre part, c’est la religion qui est l'adversaire politique de Sartre. Comme Miller, Sartre fait dire par John Proctor : « Dieu est mort » – une phrase, que le John Proctor de l’histoire, un puritain, n’aurait jamais dit. Sartre partage la critique de Miller sur les idées de l'époque concernant le sexe, le péché et le diable. Seulement, chez Sartre, la critique est encore plus explicite : dans la version cinématographique de Miller de 1996, John, Rebecca et Martha récitent leur Notre Père sous la potence, alors que chez Sartre, tous trois refusent d'embrasser la croix que révérend Parris leur tend.
La deuxième raison de l'évaluation très positive des Sorcières de Salem se rapporte à l'anticipation littéraire des conceptions philosophiques. Cela concerne tout d'abord le rapport entre « la compréhension » psychologique et « l'explication » sociologique et historique. Sartre s'est exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet, notamment dans ses Carnets de la drôle de guerre à propos du rôle de Guillaume II dans la Première Guerre mondiale, en 1946 dans Matérialisme et révolution, en 1957 dans Questions de méthode, où il décrivit sa méthode régressive-progressive, et plus tard dans le Flaubert. Le rapport entre les facteurs objectifs et subjectifs correspond à celui sur la nature de l'homme telle qu'il la définit dans son interview de 1966 dans L'Arc : l'homme est « ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui ». Avec cette déclaration, Sartre anticipait la solution d’un problème sur lequel les historiens américains se disputent encore aujourd'hui.
Dans Les sorcières de Salem, on trouve également déjà des propos importants de la Critique sur le rôle et le caractère des groupes et des institutions. Ce ne sont pas les classes qui agissent, mais les individus, seuls comme John Proctor ou en groupe comme ses amis paysans. L'appartenance à un groupe ne coïncide pas nécessairement avec l'appartenance à une classe, comme en témoigne notamment le personnage de James Putnam, introduit par Sartre. Au début des années 1970, Sartre ne verra plus le moteur de la politique dans la lutte des classes, mais dans les groupes qui luttent pour les droits des femmes, des homosexuels, du BIPOC et pour l'environnement. Sartre thématise également la nature des institutions avec leur caractère resérialisant et aliénant. Les dirigeants de l'élite utilisent tous les moyens de pouvoir de l'État et de la religion contre les masses dans la lutte pour les biens rares, ici la terre.
Enfin, Sartre anticipe l'une des conclusions importantes de son éthique des années 1960. Dans le conflit entre les normes inconditionnelles et l'histoire conditionnée, entre les moyens et les fins, Sartre a longtemps préféré se salir les mains. Des œuvres littéraires comme L'engrenage, Les mains sales et Le diable et le bon dieu en témoignent, tout comme son engagement politique. Plutôt que de collaborer avec Socialisme ou Barbarie, il préférait coopérer avec les communistes. Dans son éthique des années 1960, dans Morale et histoire, il admettait cependant que, dans de « grandes circonstances », le « radicalisme éthique » pouvait aussi être une alternative valable, une position qui cherche la réalisation des normes inconditionnelles et non le compromis avec l'histoire conditionnée. Dans sa collaboration avec la gauche radicale dans les années 1970, Sartre appliquait cette position sur le plan politique. L'importance des Sorcières de Salem réside dans le fait que John Proctor est un représentant paradigmatique de cette position du radicalisme éthique : il préfère mourir pour ses valeurs plutôt que de sauver sa vie par un compromis sous forme d'aveu.
Cohen-Solal écrivit dans sa biographie de Sartre : « On ne retiendra ni Nekrassov, ni Les Sorcières de Salem au rang des œuvres les plus impérissables de notre dramaturge-scénariste. On y verra plutôt une contribution idéologique obligée, de la même veine que ses discours, pétitions, déclarations, articles procommunistes. » La question décisive est la suivante : Sartre considérait-il Les Sorcières de Salem uniquement comme une pièce dirigée contre la persécution des communistes pendant la guerre froide ou, plus fondamentalement, comme une pièce sur les relations entre politique, éthique et religion ? Il n'aura pas échappé au lecteur attentif que Sartre adaptait ses propos à ses interlocuteurs. Il est donc plausible de supposer que face à John Gerassi, Benny Levy ou New Left Review, il aurait surtout parlé de l'anticommunisme comme destinataire des Sorcières de Salem, alors que face à Contat et Rybalka, il aurait discuté des rapports entre politique, éthique et religion.
À une époque de « grandes circonstances », où les idéologies ont perdu beaucoup de leur signification en tant que méta-récits, Les sorcières de Salem a retrouvé son actualité. Face à des problèmes tels que le climat et l'environnement, la diversité et la migration, il est indispensable de trouver des réponses aux questions soulevées dans Les sorcières de Salem : Jusqu'à quel point la majorité peut-elle imposer ses propres valeurs aux autres, comme ce fut le cas à Salem ? Et : devons-nous nous engager radicalement pour nos propres valeurs comme John Proctor ou plutôt chercher le compromis ?
Alfred Betschart
25.6.2023